Chronique d'un chateau hante
attachées au bâton de leur besace. Leurs femmes
ou leurs mères avaient placé en cachette dans leur escarcelle vide quelques
reliques de Saint Marc afin qu’ils n’oublient pas le lido où si souvent ils
s’étaient mis le ventre au soleil afin d’oublier qu’il sonnait le creux.
Quatre ou
cinq d’entre eux, sans doute, moururent les pieds gelés dans la traversée, un
hiver tardif, du col du Montgenèvre, mais quand les survivants découvrirent
Mane et Forcalquier, ils entonnèrent avec enthousiasme un hymne de Nanino pour
célébrer le pays.
Aussitôt
qu’il fut de retour, Pallio écrivit à Saint-Jean qu’il pouvait venir avec ses
plans, qu’il trouverait cent Vénitiens de valeur pour les exécuter le plus
promptement qu’il se pourrait car la famille du comte grandissait. Le
domestique y était devenu nombreux sous la contrainte de l’opulence. Montlouis,
malgré ses agréments, n’était pas fait pour abriter tant de monde.
Quand le
Baptiste parvint comme le notaire naguère au sommet de la côte de la cédraie
d’Ardantes et qu’il embrassa le lieu où devait s’élever le château, il fit
comme tout le monde, il s’exclama comme devant un tableau de maître. Mais il
comprit tout de suite qu’il pouvait brûler les ébauches et les croquis qu’il
avait couchés sur le papier. Le site était plus riche que son imagination et personne
ne lui avait parlé de cet étang qui changeait tout, car la mare, par les pluies
récentes, était devenue nappe d’eau et il convenait d’en tenir compte.
Ce
jour-là, le marquis était absent. Il était à Aix, pour l’une de ces assises où
parfois les nobles étaient tenus d’assister afin d’instruire quelque procès qui
concernait leur ordre et d’où sortaient tant de néfastes ordonnances qui
attristaient la vie des Provençaux et leur faisaient craindre le parlement à
l’égal d’un désastre naturel.
Le
Baptiste fort étonné allait de surprise en surprise. Pallio ne lui avait pas
dit qu’il trouverait en arrivant au carrefour de Mane un orphéon d’hommes
jouant du battoir devant un grand lavoir adorné d’une abondante fontaine et qui
laveraient leur linge sale en chantant du Vivaldi, un musicien à la mode. La
jument blanche qui traînait sa vinaigrette fit halte d’elle-même en humant le
fumet de ces mâles torse nu. Tous ces Vénitiens avaient de suaves moustaches
blondes et ils chantaient à ravir.
— Vous
verrez, lui avait dit Pallio, quand vous arriverez à ce carrefour, un grand
bâtiment blanc tout neuf, c’est l’hôtel-Dieu, Par chance, il n’y a pas encore
de malades et nous en essuyons les plâtres. Vous tournerez dans le chemin à
votre droite et au bout de trois cents toises environ vous verrez, dominé par
des chênes de belle allure, Montlouis à flanc de coteau. Vous pourrez monter
jusqu’à la terrasse du manoir. Si vous me mandez le jour de votre venue, je
vous accueillerai et vous présenterai au marquis. Ensuite nous irons ensemble
connaître le site où monsieur de Gaussan entend que vous éleviez son château.
Les
choses ne se passèrent pas ainsi. Jean-Baptiste oublia de prévenir Pallio et
celui-ci était à Forcalquier pour quelque course.
Quand la
jument fit halte devant Montlouis, Jean-Baptiste fut ébloui par le plus beau
spectacle du monde : c’était Gersande assoupie sur une méridienne qui
mûrissait son fruit à l’ombre d’un hêtre. Elle offrait aux jeux du soleil, sous
le léger mouvement du feuillage de l’arbre, son ventre épanoui qui buvait la
chaleur.
En
entendant la jument s’ébrouer, Gersande s’éveilla. Elle vit l’élégante
vinaigrette, la jument étrillée de frais qui soufflait des naseaux discrètement
et sur le siège, interdit, ce jeune homme bien fait qui la regardait en
silence, les rênes retenues et modérant son souffle.
Gersande
fut tout de suite frappée de fatalité, passant du sommeil au bouleversement
sans transition, sans que jamais rien ne l’ait avertie de l’événement que le
destin avait préparé à son insu. Elle ouvrit les yeux.
Jusqu’ici,
elle avait été glorieuse en ses grossesses et fière de porter un enfant dans
son ventre. La vue de ce gaillard svelte et bien planté sur ses deux jambes lui
communiqua une faiblesse d’âme qu’elle n’avait encore jamais ressentie, une de
ces surprises qui modifient instantanément votre façon de penser la vie. Elle
eut honte d’être enceinte, pour un peu elle se fût excusée que ça ne
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