Chronique d'un chateau hante
vit
le marquis parcourir claudiquant entre sa béquille et son pied nu seul et par
n’importe quel temps, on était en février, le chemin qui conduisait à l’église
depuis Montlouis. Il s’agenouillait tout seul au bas bout de la stalle où son
nom était gravé en entier avec la couronne des vassaux du roi René, avant que
le royaume de France n’achetât la Provence. Il restait là, priant mentalement.
— Si
elle survit, se disait-il, j’en fais le serment, jamais plus je ne
l’approcherai ! Jamais plus je ne lui ferai courir ce risque. Nous avons
trois héritiers, ça suffit !
Un jour,
tête basse comme lui et priant, il vit dans la pénombre du chœur un autre homme
à genoux dont la tête touchait le prie-Dieu devant lui. C’était Chérubin.
Palamède n’en fit pas semblant. Il s’arrangea pour sortir le premier et sans
être vu. « Tant mieux, se disait-il, nous ne serons pas trop de deux à
prier pour la marquise. Nous verrons après ! »
Mais ils
n’étaient pas seuls tous les deux à venir se courber devant le Christ pour
implorer. Le soir quand la nuit était venue et qu’ils ne pouvaient plus
travailler, les Vénitiens aussi se mêlaient à la prière. À cent ils
emplissaient le chœur. Ils avaient tous aperçu Gersande à l’église et elle
était devenue leur madone. Quand elle fut entre la vie et la mort, tous ces
carriers, tailleurs de pierres, manœuvres de basse-lice vinrent s’agenouiller.
Ils entonnaient le Miserere d’Allegri ou celui de Nanino pour que leurs belles voix parvinssent jusqu’au
Seigneur. Les femmes de Mane accouraient les entendre furtivement, agenouillées
sur les bas-côtés. Les voix de mâles suppliants et cette musique les
ensorcelaient, leur remuaient le corps jusqu’aux entrailles. Elles disaient à
leurs époux, quand ils rentraient des champs :
— Tu
devrais un peu aller jusqu’à l’église, écouter les piacampis. Si tu pouvais
chanter comme ça !
Elles en
joignaient les mains de convoitise. Elles se voyaient dans le lit conjugal
dominées par un homme qui leur ferait l’amour en chantant suavement. Déjà,
plusieurs d’entre elles avaient exigé de leurs époux qu’ils se fissent une
moustache à la vénitienne.
Elles ne
s’en tinrent pas là.
— Tu
devrais aller un peu traîner au chantier du château. Il paraît qu’ils
embauchent.
C’était
vrai. Le marquis s’était vite aperçu que cent hommes, fussent-ils vénitiens, ne
suffisaient pas pour que les travaux avancent à son souhait. Le matériau
abondait, était inépuisable, les ruines du monastère en fournissaient
l’essentiel, avec la carrière d’Aurifeuille qui pouvait s’étendre de
Forcalquier à Reillanne, faite de la même pierre blonde et du même grain. Les
Vénitiens disaient que cette pierre était meilleure que toute celle de la
Vénétie et qu’ils avaient plaisir à la travailler.
Un jour,
Palamède était à Aix de nouveau pour une méchante affaire que lui faisaient les
chevaliers de l’ordre de Malte de Manosque [4] .
Ils prétendaient qu’il détenait illégalement une relique qu’ils avaient eu
l’imprudence de confier autrefois au couvent des clarisses de Mane, et Palamède
avait eu beau leur expliquer que ce monastère avait été mis à sac par les
parpaillots et qu’il n’en restait plus pierre sur pierre, néanmoins ils
s’obstinaient et la construction du château dont ils avaient eu vent avait
fourni une nouvelle flamme à leurs revendications.
Ce fut donc à Aix que le marquis reçut de Pallio cette extraordinaire
missive.
Messer, vous m’acuzéais de négligent. J’avoue mon
faible dans cette conjointure, j’ai voulu un peu atendre pour vous ynformer de
l’estat de notre ouvrage qui commence à paroitre. Cette semeine nout achevons
le socle dans toute lestendu du bâtiment le nombre des taillieur de pierre ne
sufie pas à deux posseurs, quoi qu’il soit douze bon et mauvais. Ens vendange,
l’on ce sert de tous pagnier. Cy il pouvait nous ens venire, il serait les bien
reçut. Nous avons écrit a Venise. Cy il nous ens vien il oron ordre de nous
faire la reverance.
Mais
aucun Vénitien ne vint grossir les rangs des tailleurs de pierre. Une nouvelle
peste venait d’éclater comme un chat qui se rue sur un nid de souris, de
Vénétie en Piémont, de Piémont en Provence. La peste avançait plus vite que les
voyageurs qui la transportaient. Elle précédait leur venue, elle arrivait avant
eux dans les villes et les
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