Claude, empereur malgré lui
jamais un client de Télégonius n’a essuyé un verdict défavorable devant quelque tribunal que ce soit, à moins que le hasard ait voulu que son adversaire s’abreuve à la même source de sagesse oratoire et d’éloquence. Tarifs raisonnables, accueil courtois. Quelques places disponibles pour des stagiaires.
La langue est plus forte que le glaive
EURIPIDE
À force de le voir au passage, j’en étais arrivé à connaître ce texte par cœur et maintenant lorsque l’avocat de la défense ou de la partie civile faisait appel à moi avec des formules du genre : « César, tu connais certainement le quinzième paragraphe du quatrième article de la Loi somptuaire de Marcus Porcius Caton publiée l’année où Un tel et Un tel étaient consuls ? » ou bien, « Tu reconnaîtras avec moi, César, que sur l’île d’Andros, dont mon client est natif, les faussaires bénéficient de la plus grande indulgence s’il peut être prouvé qu’ils ont agi par égard pour le bien-être de leurs vieux parents et non dans l’espoir d’un profit personnel », ou autres propos tout aussi stupides, je me contentais de sourire et de répliquer : « Tu te trompes, je ne suis pas du tout au courant. Je ne suis pas le très savant et très éloquent Télégonius qui peut donner des avis aussi précis qu’infaillibles sur toutes les questions judiciaires concevables. Je suis simplement le juge de ce tribunal. Allons poursuis et cesse de me faire perdre mon temps. » S’ils s’obstinaient à me harceler, j’ajoutais : « C’est inutile. Tout d’abord, si je ne peux pas répondre, je ne répondrai pas. Tu ne peux pas m’y forcer. Je suis un homme libre, n’est-ce pas ? En fait, un des plus libres de Rome. Ensuite, si vraiment je réponds maintenant, par Dieu, tu le regretteras. »
Les affaires de Télégonius, soit dit en passant, semblaient extrêmement prospères et je finis par voir d’un très mauvais œil ses activités. Je déteste l’éloquence du barreau. Si un homme ne peut pas exposer son cas avec concision et lucidité, citer les témoins nécessaires et s’abstenir de discours hors de propos sur la noblesse de ses ancêtres, le nombre de parents pauvres à sa charge, la clémence et la sagesse du juge, les durs coups du sort, l’inconstance du destin des hommes et autres arguments rabâchés et stupides, il mérite de subir toute la rigueur de la loi pour son improbité, sa prétention et la perte de temps dont il grève le bien public. J’envoyai Polybius acheter un des manuels de Télégonius dont il faisait la réclame et je l’étudiai. Quelques jours plus tard, j’assistais à un procès dans un tribunal secondaire lorsque l’inculpé se lança dans une des brillantes figures de rhétoriques recommandées par Télégonius. Je demandai au juge la permission d’intervenir. Il me l’accorda et je déclarai à l’orateur :
— Arrête car tu fais fausse route. Dans la récitation de ta leçon, tu as commis une erreur. La figure de Télégonius était la suivante, – voyons un peu… « Si accusé de vol »… oui nous y voilà.
Je sortis le manuel.
Apprenant la perte subie par mon voisin, et plein de pitié pour lui, par quels bois et quelles vallées, sur quelles montagnes venteuses et inhospitalières, dans quelles cavernes sombres et humides ne cherchai-je pas ce mouton perdu (ou cette vache perdue, ce cheval perdu, cette mule perdue) jusqu’au jour, fait extraordinaire à relater, où regagnant mon foyer, fatigué, déçu, les pieds endoloris, je le trouvai enfin ! (ici abritez vos yeux de la main et prenez l’air surpris) . Et où donc, sinon dans ma propre bergerie (ou étable, écurie, grange) où sa perversité l’avait fait s’égarer durant mon absence.
— Tu as substitué le mot bosquets à vallées, tu as oublié les pieds endoloris et le mot saisissant de « perversité ». Tu n’as pas non plus pris l’air surpris, mais seulement idiot, pour dire « je le trouvai enfin ». Tu es condamné. Ne t’en prends qu’à toi-même, et non à Télégonius.
Je me consacrais assidûment à mes devoirs judiciaires durant de longues heures chaque jour et j’avais même fait fusionner les sessions d’hiver et d’été afin que la justice fut rendue de façon continue et qu’aucun accusé ne fut contraint de passer plus de quelques jours en prison. J’espérais ainsi de la part des avocats,
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