Clopin-clopant
tapeurs pleins de
charme : un fumeur de blondes légères, nostalgique des brunes ; un
voisin de restaurant, le visage tout chiffonné de gêne et de convoitise, qui
pointe discrètement l’index sur votre paquet en disant : « Oserais-je ? »
Luigi qui demande une cigarette pour engager et nourrir la
conversation. Deux bouffées suffisent à son plaisir, mais on peut continuer de
discuter.
« Je peux ? » Sans attendre ma réponse, Mamaneel
se rue sur mon paquet, en tire une cigarette, la tasse nerveusement sur la
table, l’allume, aspire une interminable bouffée en fermant les yeux, exhale et
exulte : « Dieu, que c’est bon, mais que c’est bon ! C’est un
péché. » Elle la fume jusqu’à se brûler les doigts. Je lui propose une
pince à épiler. Elle rit.
Domio, à l’issue de nos déjeuners hebdomadaires, avance le
menton et plisse les yeux d’un air gourmand : « Tu m’en donnes une ? »
En fait, elle en fumera deux, mais je sais que je la renforce dans l’idée qu’elle
est assez aguerrie pour se permettre cette entorse sans ébranler son pacte.
Sous le pont
En nous promenant le long du Légué, Jean, François et moi, nous
faisons des projets d’avenir. Mieux, des projets pour nos vieux jours.
Devenus de vrais sages, nous aurons renoncé aux vanités de
la vie et de la capitale, vendu nos maigres possessions, rompu avec nos
vieilles habitudes. Il suffira à notre bonheur un modeste pécule et une petite
maison de pêcheur au bord du Légué, plus exactement sous le pont du Légué.
Je nous y vois déjà. Nous sommes chenus mais dignes. Un rien
nous contente : un ciel de traîne, l’odeur de la vase soudain effacée par
la marée, le chant d’une alouette. Nous nous réjouissons de la pluie et du beau
temps. Nous nous accommodons de l’éloignement, du manque de confort, des
petites misères de la vie. Une assiette de bigorneaux à déjeuner, une soupe d’herbes
pour le dîner nous rassasient. Un verre d’eau fraîche nous désaltère.
Nous nageons dès que la température dépasse les dix-sept
degrés, c’est-à-dire jamais. Délaissant notre petite auto qui se couvre
lentement d’étoiles de rouille, nous faisons chaque jour de longues promenades,
observant le vol des oiseaux, la course des nuages, l’éclosion des genêts, l’exquise
altération des boules d’hortensia, la ligne de jusant quand la mer se retire, la
progression des algues vertes, le remuement des poux de mer, l’invasion des
billes de polystyrène, la prolifération des nappes de goudron, l’affleurement
verdâtre du lisier. Sous le criaillement des mouettes, parmi les trésors
rejetés par la mer, j’amorce chaque jour une nouvelle collection : tongs
dépareillées, flacons de liquide vaisselle, d’huile solaire, bouteilles d’eau
minérale, gants de caoutchouc, canettes de bière, filtres de cigarettes.
« Dites donc, vous deux, dans nos projets, on aura
quand même assez d’argent pour que je puisse acheter des Gauloises, non ?
– C’était trop beau : les problèmes commencent. »
Avec ou sans
C’est sans. Sans filtre. Je prétends que mes mégots de trois
centimètres retiennent autant de goudrons et de nicotine que ce bout de papier
pressé qui se consume dans les cendriers avec une odeur répugnante. Je crois candidement
m’épargner le pire en laissant mon grand filtre de tabac plutôt qu’en fumant
jusqu’au bout des cigarettes filtres. La casuistique du fumeur est inépuisable.
Inutile de tapoter le bout pour tasser le tabac, geste de
vieux rouleur de cigarettes ou de victime de nervosisme aigu. Dans ces cas-là, on
pourrait tout aussi bien manger sa cigarette comme l’aurait fait Antonin Artaud,
dit-on, exaspéré par son vis-à-vis dans un bus (à ce compte, je sens que je
serais capable de mâchouiller un paquet par jour). Les brunes sont bien roulées
et nul bout de tabac ne vient déparer les lèvres de la fumeuse, telle une
petite mouche impertinente. Hélas ! si un brin de tabac se pose sur l’émail
comme une vilaine carie, l’effet est non seulement inesthétique mais comiquement
obscène quand on le retire, surtout pour ceux qui ont vu Monsieur Ripois où
Germaine Montero, dans le rôle d’une pute, retire d’entre ses dents un reliquat
pileux de son activité professionnelle.
Vexée par les rebuffades quand j’offre mes Gauloises, j’ai
pris l’habitude de les garder dans ma poche sans les faire circuler. Si bien
que, dans un même
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