Confessions d'un enfant de La Chapelle
croa » poussé à trois voix retentit derrière lui, outrageant à son sens pour le saint sacrement. Confiant le ciboire à l’enfant de chœur qui le précédait, l’abbé, les manches retroussées, soutane au vent, fonça sus aux mécréants, endormit le plus balaise d’une droite fulgurante, puis bossela un brin le portrait des deux autres avant de repartir accomplir son ministère. Quelques flâneurs, ayant été témoins de l’insolite pugilat, en répandirent la nouvelle dans le quartier où elle fut diversement accueillie. Les anticléricaux prétendirent voir dans la flambée de colère de l’abbé un retour des violences de l’Inquisition, tandis que les fidèles de la paroisse se félicitaient qu’on leur eut enfin envoyé un vicaire à poigne. Pour en revenir à mon frère aîné, une solide formation acquise sous la férule de l’abbé l’avait fait distinguer pour les boulots de précision « aux pianos », tels qu’on nommait dans le village une entreprise usinant les mécanismes de ces instruments. Sélection flatteuse et rassurante pour ma mère, assurée que son premier fils, et sans doute son préféré, ne manquerait jamais d’embauche.
André, mon second frère, avait, lui, opté pour l’électricité, tenue alors par le vulgaire pour un fluide mystérieux et ahurissait la maison de volts, d’ampères, d’ohms ; notions acquises de fraîche date et d’autant plus éblouissantes pour l’auditoire. Prouvant son savoir-faire, et faute de pouvoir nous éclairer, le brave André avait installé à la porte de notre logis une sonnerie alimentée par une batterie de piles Leclanché, a éléments poreux et bâtons de zinc, nouveauté pour l’immeuble, dont tous les locataires vinrent, admiratifs, faire grelotter le timbre.
Mes frères faisaient partie des jeunes gens en voie d’évolution sociale. À la fréquentation des beuglants et des petits théâtres parisiens, passion dans son bel âge de notre paternel, ils préféraient celle des gymnases, des salles de lutte et de boxe, du terrain d’aviation d’Issy-les-Moulineaux et de la piste de danse de l’Élysée-Montmartre. De ce bal populaire, très différent déjà des petits musettes de faubourg, mais presque aussi malfamés, mes deux frangins ramenaient des airs au rythme syncopé qu’ils chantonnaient en chœur à la maison, mimant des pas que ma mère qualifiait de « danse des ours ». J’ai beaucoup plus tard identifié la mélodie de celui qu’ils paraissaient particulièrement affectionner : il s’agissait d’ Alexander Rag Time .
Au vrai, s’ils vivaient avec nous et rapportaient fidèlement à ma mère une partie de leur paye, mes frangins ne faisaient à la maison que d’assez courtes apparitions, à l’heure des repas, et pour, après dîner, changer de costume avant d’aller retrouver les copains de leur petite équipe. Ceux-ci s’annonçaient dans la cour par un sifflet modulé assez puissant. Chaque petit groupe d’adolescents avait alors un sifflet de ralliement particulier, sorte d’indicatif sur quelques notes avant la lettre. Comme j’aurais voulu accompagner mes frères au cours de ces soirées, parfois mouvementées, dont les échos nous parvenaient par le voisinage ! Bagarres avec des équipes rivales ou mauvaises farces, dont la plus corsée me revient en mémoire : à six, les mauvais plaisants avaient transporté, sur le coup de cinq heures du matin, un dimanche, le kiosque à journaux de la rue de La Chapelle sur les rails du tramway, ce qui n’avait pas manqué de surprendre le wattman de la première rame.
Dans l’atmosphère des rues de La Chapelle, les mauvaises odeurs, je l’ai dit, dominaient, combattues par moments et au gré des vents par, deux fois la semaine, l’arôme pénétrant du café torréfié par l’épicerie Raison. La chocolaterie Guérin-Boutron, aux approches des fêtes, répandait, elle aussi, des effluves qui mettaient en appétit. La saison du mimosa, dont nombre de marchandes des quatre-saisons débitaient les bouquets, donnait à la rue embaumée une petite apparence Côte d’Azur, que la majorité des Chapellois n’auraient aucune occasion de connaître. Parfois, à la nuit tombée, une nouvelle puanteur se manifestait, celle des monstrueuses tonnes de vidange venues vider les fosses d’aisances, pas encore toutes reliées au tout-à-l’égout. La distraction favorite des poivrots de l’époque était de se grouper autour de la
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