Confessions d'un enfant de La Chapelle
voiture-pompe, puis, formés en cortège à l’imitation d’un enterrement, d’entamer à pleine voix le De profundis morpionibus , entrecoupé de chants à la gloire des vidangeurs. La dispersion de ces chœurs bachiques avait lieu le plus souvent alors que le convoi des voitures de chez Richer empruntaient une rue assez étroite, pour que les riverains, furieux d’être éveillés, puissent asperger les braillards de brocs d’eau et parfois de liquide plus suspect, le vase de nuit et le seau hygiénique étant d’un emploi courant.
Les commerçants, en ce temps, tenaient boutique ouverte pour le vêtement, la mercerie, la droguerie, jusqu’à huit heures du soir. Leurs confrères de l’alimentation attendaient le chaland deux heures de plus, jusqu’à dix heures, ce qui s’avérait extrêmement pratique pour le client. Il était toujours possible de retenir un visiteur à dîner, fut-il arrivé à huit heures. Les charcutiers étaient d’une grande ressource, ayant pour spécialité les côtelettes sauce piquante, qu’ils vous confectionnaient en moins d’une heure, et qu’un apprenti venait livrer, chaudes et prêtes à consommer dans leur sauce onctueuse, à l’heure que vous aviez précisée. Pour le liquide, de nombreuses boutiques, caves de ceci, caves de cela, débitaient, à la tireuse ou au tonneau, l’aramon ou le blanc liquoreux, réputé donner à l’haleine des buveurs endurcis une senteur de gaz acétylène. Les pâtissiers demeuraient eux aussi ouverts jusqu’à dix heures et certains jours, le vendredi, débitaient d’excellentes quenelles qu’il suffisait de réchauffer au bain-marie.
Pour l’éblouissement des jeunes, naissait le cinéma. Les premières projections, dans le quartier, eurent lieu au grand magasin Dufayel. Devant le succès de cette entreprise, à La Chapelle même, la brasserie Karcher équipa sa salle de noces et banquets d’un appareil de projection. L’entrée, le jeudi, coûtait quinze centimes, ce qui, dans les périodes fastes où ma mère m’accordait vingt-cinq centimes d’argent de poche, permettait à l’entracte la dégustation d’un cornet de glace à dix ronds. Le programme comportait des courts métrages, en règle générale comiques. Ma mémoire me restitue ceux du Prince Rigadin, de Max Linder et de Little Morice. Ce dernier, dont je n’ai trouvé nulle trace dans les histoires du cinéma, rédigées pourtant par de scrupuleux exégètes, tirait un grand parti des homards pinçant les fesses des dames, ce qui valait au héros, victime de la confusion, quelques gifles bien appliquées.
Rares étaient les films comportant des panneaux de titre soulignant l’action. La pianiste, moulant sans arrêt un répertoire su par cœur, en tenait alors lieu, les moments pathétiques soulignés à la pédale forte, elle clamait, alors qu’apparaissait le vengeur : « L’odieux ravisseur va-t-il demeurer impuni ?… – Non ! Judex veille !…» ou encore : « Je suis venu, Ribaude, pour te donner la hart !…» J’ai mémoire d’un passionnant Buridan ou la Tour de Nesle en quatre épisodes durant lesquels l’intrépide pianiste se surpassa, jouant sans désemparer ce que je devais apprendre être l’ouverture de Sémiramis .
L’hygiène des lieux publics n’étant pas ce qu’elle est devenue, un petit cinéma de la rue Stephenson, bien que ne coûtant que dix centimes d’entrée, voyait sa fréquentation en baisse, sa salle infestée de puces voraces faisait de chaque séance presque un calvaire.
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J’enviais fort la liberté dont jouissaient mes frères. Il fallut un été caniculaire et que la chaleur qui régnait dans notre logement devînt intolérable, pour être autorisé, après dîner, à ressortir prendre l’air dans la rue « jusqu’à dix heures !… heure militaire !…», précisait mon père qui, lui, descendait faire un « frottin », entendez un billard, au tabac situé à droite du large porche du 73 ; la boutique de gauche étant la boucherie Bardet, dont les héritiers probables, Marcel et Auguste, se comptaient parmi mes bons copains. Par les fortes chaleurs que j’évoque, aussi éprouvantes pour les purotins du quartier que les rudes hivers, la seule défense du plus grand nombre était une escapade aux fortifs, dont l’herbe rase donnait une illusion de campagne. Les mieux organisés s’y rendaient assez tôt afin de choisir leur emplacement favori, portant des pliants, les éléments d’un
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