Confessions d'un enfant de La Chapelle
davantage pour le contact avec les amies de ma sœur Lucienne, que par dévotion. Olga, une Parisienne réfugiée comme nous, brunette dans les quatorze ans et singulièrement précoce, me cause mes premiers émois, se frottant à moi dès que l’occasion s’en présente dans l’église déserte, et me faisant ausculter sa poitrine naissante. Pataud et intimidé, je ne prendrai aucune des initiatives qu’on attend sans doute de moi, et je rangerai ce qui aurait pu être un début d’initiation charmante au magasin souvenir des occasions manquées.
Le zèle religieux de ma grand-mère ne se borne pas à assister aux messes matinales et à fleurir l’église ; elle entretient encore en épicerie les demoiselles de l’école libre du village, moniales de retour au monde de par les rigueurs du père Combes. L’ambition, inconsciente sans doute et non formulée, de grand-mère serait de voir sa descendance uniquement occupée à faire son salut. Pour ce, la grand-messe du dimanche doit lui apparaître insuffisante, puisque nous sommes astreints aux vêpres, aux retraites et autres obligations qui, pour moi, figurent autant de brimades m’éloignant de la rivière. Déjà le maigre du vendredi est devenu pour moi d’une grande monotonie, que je romps d’un petit casse-croûte au saucisson, une large portion prélevée subrepticement dans la boutique, ce qui n’exclut pas quelques tablettes de chocolat prodiguées par grand-mère, l’innocente, pour mon quatre-heures au bord de l’eau. La grand-messe me semble, à la limite, supportable, d’autant que le marguillier, un voisin de l’épicerie, m’admet à l’aider à sonner les cloches. Donnant le premier branle, cet homme de bien me charge, la grosse cloche une fois lancée, d’en entretenir le mouvement en me suspendant à la corde rugueuse, laquelle, en fin de course, me décolle aisément du plancher du clocher. Me plaisent bien aussi le début de l’office l’« asperges me » poussé par les voix claires de fillettes sur les gémissements de l’harmonium, l’entêtant parfum de l’encens, et la brioche bénie, offerte toutes lies quatre semaines par grand-mère Gonin.
Ce séjour est, pour ma pauvre maman, de vraies vacances, et, n’était l’inquiétude sur le sort de mes frères, lui referait une santé. Cécile, la cousine-bonne, suffit à l’entretien de la maison, cuisinant, lessivant notre linge qu’elle va laver à la rivière, passant la chevelure de mes sœurs au peigne fin et traquant le pou et la lente, torréfiant le café vert la veille du marché. Elle dépense une énergie extraordinaire, tirant un nombre incalculable de seaux d’eau au puits. Pour ma mère, même la corvée de garnir les lampes à pétrole lui est épargnée, le village étant déjà électrifié, à bon compte, puisque les installations, pour ceux qui font fi des dangers d’incendie – alors redoutés – ne comportent pas de compteurs, et sont payées à forfait selon le nombre de lampes que comporte le logis, certains en ayant muni jusqu’aux étables, détail qui laissera sceptiques mes copains de La Chapelle, lorsque je le mentionnerai lors de notre retour.
Ce retour est d’ailleurs plus proche que nous ne l’imaginions. Mon père écrit peu, le plus souvent pour répercuter des nouvelles de mes frères, parcimonieusement acheminées par la poste aux armées sur des cartes de correspondance ne comportant comme origine qu’un mystérieux secteur postal. Mon frère André est embarqué sur le Mirabeau , grosse unité cuirassée, dont nous ignorons sur quelle mer et dans quelle direction il peut voguer ; le sort de Louis est plus vague encore, ses rares cartes de correspondance se montrant d’une extrême discrétion, ainsi que le recommande la consigne diffusée par voie d’affiche : « Taisez-vous !… méfiez-vous !… les oreilles ennemies vous écoutent ! » Ma mère s’accommode mal des incertitudes sur le sort de ses deux aînés, et connaît, du fait de ma sœur Lucienne, une légère déconvenue. Vue de Paris, et sur la foi d’un classement scolaire constamment flatteur, Lucienne, qui m’était fréquemment donnée en exemple, faisait figure de sujet d’élite, promue, elle aussi, à un très bel avenir dans l’enseignement, à l’instar des Dalfon. Or, au contact de la réalité, notre mère venait de comprendre à quel point les libéralités de grand-mère à l’intention des « demoiselles » de l’école libre
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