Confessions d'un enfant de La Chapelle
follement ingénieux, réfugiés de Belfort, qui donnent au village une animation pas du goût de tous les autochtones, grand-mère Gonin la toute première. Ne manquant pas de charité, et compatissante pour ces exilés, victimes de l’invasion teutonne, elle en déplore les mœurs, trop libres à son gré. Une fillette de seize ans, dont j’ai oublié le prénom, mais que grand-mère n’appelle que la « diablesse », lui paraît éminemment suspecte, pour sa passion du bain de rivière, qu’elle pratique en maillot noir une pièce, moulant ses formes déjà fort dessinées. Le frangin de cette fille, un certain Marc, est devenu mon inséparable. Industrieux comme pas un, il a retiré du fond de la Reyssouze une barque vermoulue qui y croupissait, en a colmaté les voies d’eau et nous naviguons jusqu’à cinq, à la gaffe vue l’absence de rames, deux galopins étant chargés, à tour de rôle, d’écoper la flotte ; les réparations sommaires effectuées par Marc ne sauraient rendre parfaitement étanche la coque de notre esquif. Bientôt, nous sommes les rois de la rivière, et j’y contracte un goût tenace pour la baignade et la pêche. Marc, le providentiel, m’enseigne comment surprendre le poisson au gîte, dans les trous de la berge où il se repose, la main bien à plat comme pour une caresse, puis prestement refermée à hauteur des ouïes. Ce sera, avec les bouteilles à goujon, ma meilleure méthode de pêche, ne connaissant que de piètres succès à la ligne. J’ai pourtant à mon entière disposition le stock complet de lignes de grand-mère, et Cécile Béquilleux, cousine éloignée et bonne à tout faire, ce cumul familial est fréquent à l’époque, m’a coupé une longue tige de noisetier, excellent succédané de canne à pêche. Le pescadou bressan, lui, préfère le filet ou la nasse. Tout au moins, le notable M. Chanel, maire du village, me cause le plus vif plaisir en m’emmenant pour porter le sac à poissons, lorsque, le vendredi matin, il va jeter l’épervier sur quelques coups amorcés, la veille au soir, de tourteaux de chènevis.
En quatre lancers, le sac est presque plein. M. Chanel, qui m’apparaît très âgé, est un artiste de ce mode de pêche. L’épervier en partie bien calé sur l’avant-bras, l’autre partie étant tenue à la main, d’une simple rotation du torse, le lourd filet s’envole, déployé en parapluie à l’instant d’entrer en contact avec l’eau. Là, se place une minute d’intense incertitude, jamais génératrice de déconvenues. Enfin, M. Chanel tend la corde de l’épervier qu’il a attachée à son poignet, et, lentement, remonte le filet luisant comme d’éclairs d’argent des ablettes frétillantes refusant de quitter l’onde.
Tout autre, et quasi seigneuriale, est la pêche en compagnie de M. Louvet, parrain de ma sœur Lucienne, et gros propriétaire terrien. Entre autres biens, il possède sur la Reyssouze trois moulins se succédant. Nul besoin de porter le sac à poiscailles, lorsque, entre deux de ces moulins, la rivière est mise à sec par le jeu des vannes. Un trémail tendu peu avant les pelles du déversoir interdit toute fuite à la gent aquatique. Dans l’eau jusqu’au ventre, deux des quatre garçons meuniers traînent un filet à poche, tandis que deux autres sondent les trous de la berge où les grosses pièces auraient pu se réfugier, d’une énorme épuisette – on la nomme ici une « trouble » – et rejettent leurs prises sur la berge. Perches, tanches, brochets, carpes, atterrissent sur l’herbe du pré, où un cinquième garçon les recueille dans une charrette attelée d’un cheval. Uniquement des spécimens pesant au-dessus des quatre livres, dont une part ira à l’hospice des vieillards, une autre à une communauté religieuse, le reste aux habitants du village que M. Louvet entend honorer. Grand-mère Gonin est de ces derniers et, fière mission, c’est moi que l’on charge de rapporter triomphalement le brochet du vendredi, car le « maigre » est alors dans la région scrupuleusement respecté.
Grand-mère a de la religion pour toute la famille. Chaque matin, alors que la maisonnée sommeille encore, elle part, trottinant, entendre la première messe de six heures. Un coin de son jardin, planté en fleurs et où dominent les lys, est dévolu à l’ornement des autels, cette cérémonie pieuse ayant lieu le samedi en fin de journée. J’y participe volontiers,
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