Confessions d'un enfant de La Chapelle
l’attention du mécanicien de la loco, son drapeau rouge autorisant la reprise de la marche. Lorsque l’arrêt a lieu dans une gare, c’est la course à l’eau potable, et pour les imprévoyants, celle aux sandwichs s’il en existe au buffet. Nous mettrons vingt-six heures pour joindre Mâcon, d’où, dans des wagons normaux cette fois, mais toujours à une allure de tortue, nous atteindrons Bourg-en-Bresse, puis après un transbordement dans un tortillard poussif, enfin Attigny, terme de nos tribulations ferroviaires. Dès lors commence pour moi l’enchantement. Une carriole dite le « courrier » nous emmène gaiement à Cras-sur-Reyssouze au trot d’un gentil Bail qui, le cocher le précise à ma mère, a, d’un poil, échappé à la réquisition. Je m’émerveille des beaux arbres ombrant le petit chemin que nous empruntons, et exulte au passage du moulin sur un ponceau, à la longue perspective de la Reyssouze. Les Buttes-Chaumont ne peuvent rivaliser avec cette vraie nature soudainement révélée.
*
Loin de La Chapelle, nous entrons à Cras dans un autre univers. Grand-mère Gonin est une petite personne toute ronde, portant la coiffe bressane, et parlant patois avec la pratique de son épicerie. Boutique minuscule pour la variété des marchandises qui s’y exposent : confiseries, épices, fromage de gruyère en meule, pétrole, sucre, que je vois pour la première fois en pain que l’on débite au marteau, chocolat, saucisson, espadrilles, chapelets et images pieuses, café torréfié chaque semaine la veille du marché, articles de pêche. Pour moi, après la pénurie, c’est le temps de l’abondance. Ma sœur Lucienne, élevée par ma grand-mère, me met tout de suite à l’aise en me bourrant les poches de bonbons puisés à même les bocaux. Nous avons licence, me révèle-t-elle, de nous ravitailler en bonbons et en chocolat sans en demander l’autorisation à grand-mère. Je trouve cette liberté beaucoup plus génératrice de joie que la fauche pratiquée dans les boutiques de mon faubourg.
Rue Riquet, nous n’étions que des paumés parmi des gueux, à Cras, nous faisons figure plus honorable : grand-mère Gonin étant une notable, cette qualité nous est tacitement consentie.
À Cras, la confusion sur les parentés me poursuit. Cela commence le jour du marché où, des hameaux voisins, déferlent dans la boutique de grand-mère un flot de pseudo-tantes ou cousines, venues se ravitailler en café, sucre, pétrole et harengs saurs. Ma bonne maman se mue, pour la circonstance, en vendeuse. Toute cette parenté qui découvre ma sœur Thérèse et moi-même tient à ce que nous venions goûter un jour prochain. Il nous faudra une bonne quinzaine pour épuiser ces invitations. Le goûter bressan, tel qu’il est pratiqué à l’époque, ferait à La Chapelle figure de repas de gala. Il débute par un flan aux foies de volaille, se poursuit par un poulet à la crème, puis une seconde volaille rôtie. Après une brève pause, vient un fromage blanc aux herbes et, couronnant le tout, des gaufres de maïs et des confitures. Le café est généralement expédié rapidos, la parente qui nous reçoit devant vaquer aux travaux de la ferme, les hommes se trouvant sous les drapeaux. La volaille à elle seule exige des soins constants, et paraît être le principal profit de la région. La taille ceinte d’un tablier de grosse toile, la tante ou la cousine procède au gavage des volatiles. Les bestioles destinées à une vente prochaine sont extraites une à une d’immenses cages d’osier où elles peuvent tenir debout sur leurs pattes. La fermière coince celle qu’elle a pu saisir entre ses cuisses, et lui entonne dans le bec une bouillie faite de maïs et de petit-lait, aidant de la main sur le cou sa descente vers le gésier. Un trait de petit-lait est entonné entre chaque portion de bouillie. La bête ainsi gavée est reposée dans une cage vide où elle s’ébroue. Cette pratique, qui donne sa succulence aux volailles de Bresse, dont j’ignore alors qu’elles sont des chapons, paraît, durant les premières minutes où elle est observée, divertissante ; bien vite, elle cesse d’amuser, et devant l’évidente défense de la bête, la fermière parente prend vite figure de bourreau. J’en viens à appréhender les goûters rustiques, absorbés trop tôt après le déjeuner.
Au vrai, j’ai, à Cras, d’autres jeux infiniment plus passionnants, et une bande de copains
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