Confessions d'un enfant de La Chapelle
influaient sur la réputation d’excellence de ma grande sœur. D’où le projet du retour de Lucienne dans Paris, où le favoritisme alimentaire ne saurait jouer auprès des professeurs. Grand-mère, moitié tendresse, moitié crainte du péché, indissoluble dans son esprit des mœurs relâchées de la capitale, voyait d’un très mauvais œil ce départ de Lucienne, et n’en augurait que des sombres perspectives. Ce fut moi, qui, inconsciemment, donna le signal du repli à La Chapelle.
Rompant déjà avec le maigre du vendredi par mes saucissonnades, dont grand-mère n’eut jamais le moindre soupçon, je m’enhardis dans la faute. M’estimant en règle avec Dieu par mon assiduité à la messe du dimanche, j’écourtais progressivement ma présence aux vêpres, prenant ce service en marche, si j’ose dire, et quittant l’église avant sa fin. Ce dimanche fatal, mon copain Marc ayant piraté, je ne sais où ni comment, un filet à traîner, il fut convenu que nous irions, à l’heure des vêpres, battre le déversoir fréquenté par quelques belles pièces ; Marc parlait d’un brochet monstrueux, tenant depuis des années les pêcheurs les plus réputés de la région en échec. Comment résister à un tel mirage ? J’y succombai.
Partant en avant-garde de la famille, alors que les cloches appelaient les fidèles, zèle qui eût dû paraître suspect, je fus vite au déversoir dont la surface miroitante sous le soleil tendait le plus tentateur des pièges. Marc, déjà immergé dans l’état de nature, car le caleçon de bain ne figurait pas alors dans les trousseaux élémentaires des mouflets de pauvres, m’y attendait, trempant le filet. Je le rejoignis promptement dans la même nudité, et la grande aventure commença. Assurant nos pas, et le plus silencieusement possible, nous parcourûmes le déversoir, en long puis en large, guettant une plongée brutale des flotteurs de liège qui eût marqué la grosse prise. Tout à notre affaire, nous en avions oublié de surveiller la berge, tant la venue du garde champêtre nous semblait improbable. Ce fut ma mère, flanquée de grand-mère en furie, qui apparurent. Grand-mère sacrant et jurant, en dépit de toute sa religion, en patois, et je devais m’en rendre compte bien des années plus tard, dans la langue du « Père Duchesne », me traitant de « bougre » et invoquant le « foutre de Dieu », en totale innocence, je suis prêt à le soutenir. Ma mère, non moins furieuse, me gratifia, à mon sortir de l’eau, de la seule paire de gifles que je me souvienne avoir reçue d’elle. Rhabillé, encore tout humide, c’est au petit trot que je regagnai la maison, fuyant l’opprobre grand-maternel, la digne femme me reprochant peut-être davantage mon impudicité que ma défection aux vêpres. Aussi ne protesta-t-elle que mollement lorsque ma mère lui fit part de sa décision de me soustraire aux influences corruptrices de mes nouveaux copains. Haro sur celui par qui le scandale pourrait arriver !
*
Après avoir vécu quelques mois d’une relative quiétude, nous retombions à La Chapelle, dans un univers où la guerre était obsessionnellement présente. Dans notre voisinage immédiat, les morts au champ d’honneur s’étaient multipliés durant notre absence, et les femmes endeuillées ne se comptaient plus. Certaines s’en consolaient dans une activité nouvelle, l’usine offrant de hauts salaires et le contact avec de vigoureux mâles métallurgistes, rappelés du front pour tourner les obus de la Victoire, dont les états-majors faisaient une intense consommation. Un peu partout, les femmes s’étaient substituées aux hommes, et commençaient une émancipation inconcevable quelques mois plus tôt, dans les mœurs et plus visiblement dans la toilette. Le bas de soie remplaçait celui de coton chez la plupart des nanas, les plus modestes optant pour le bas de fil. Les jupes en prenaient une tendance à raccourcir, dévoilant l’amorce du mollet, audace que les mémés traditionnelles condamnaient fort, et qui ne manquait pas d’inquiéter le combattant en permission, devenant facilement soupçonneux devant une épouse qu’il retrouvait beaucoup plus élégante et désirable que lorsqu’il l’avait quittée. Les moins favorisées des laborieuses de faubourg, délaissant le confectionneur négrier, bossaient maintenant pour l’Intendance. Aux uniformes traditionnellement coruscants de l’avant-guerre, se substituaient
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