Confessions d'un enfant de La Chapelle
qu’il en fît mystère, l’opinion de mon père.
Les raids de l’aviation boche se succédaient à un rythme irrégulier, des plus démoralisants, sans grandes destructions, il est vrai, mais amenant une tension perpétuelle des esprits, ce qui devait être le dessein de l’ennemi. De là naissait la légende de l’aviateur, dit encore chevalier de l’air, Bayard pour la bravoure, Don Juan pour la vie dissolue qu’on lui prêtait. Basées au Bourget pour la défense du ciel de Paris, les escadrilles de chasse veillaient à effectifs réduits, le plus grand nombre de leurs pilotes, selon une mythologie populaire naissante, soupant au champagne chez Maxim’s en compagnie de femmes du monde qui se les disputaient. Louangés lorsqu’un raid ennemi avortait par leurs soins, et qu’un rassurant tableau de Gotha abattus figurait au communiqué, les mêmes pilotes se trouvaient sévèrement jugés, en cas de réussite d’un léger bombardement – ils furent assez rares et peu meurtriers. De cette optique populaire oscillant du blâme à la pure idolâtrie, le pilote de chasse, prenant dans les esprits la place du beau sabreur d’antan, devenait, d’obligation, héroïque, sous peine de déchoir.
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Des paniques auxquelles il me fut donné d’assister durant cette guerre, deux ont marqué ma mémoire d’enfant. L’explosion de La Courneuve tout d’abord, dont le nombre des victimes ne fut jamais communiqué, mais qui devait dépasser la centaine, eut lieu un bel après-midi, et donna aux habitants de mon faubourg la sensation que doit procurer un cataclysme volcanique. Vitres brisées, cheminées et gouttières vétustes jonchant les trottoirs, tableaux se décrochant des murs, chevaux emballés dont le conducteur n’est plus maître, sont les premiers effets du désastre. Jetés hors de chez eux par la secousse, les Chapellois, croyant tout d’abord à un bombardement, tendent à se ruer vers les abris. Les sirènes d’alarme étant demeurées muettes, et quelques lézardes apparaissant aux murailles des plus vieilles cabanes, l’hypothèse du tremblement de terre se répand, rejetant la foule à la rue ; c’est durant près d’une heure la grande peur, jusqu’au moment où un intense va-et-vient d’ambulances militaires, rue de La Chapelle, permet, grâce à un conducteur rompant avec la consigne du secret, d’apprendre que l’usine de munitions de La Courneuve vient de sauter, ensevelissant sous ses décombres la majorité des ouvriers et ouvrières, employés au chargement des grenades. Grande est la tristesse à cette révélation, mais plus grand encore le soulagement d’en être quitte pour la peur. Si forte est chez l’homme la faculté d’oubli que cette catastrophe, très vite, ne devint plus qu’un sujet de débat, sur le point de savoir si elle se trouvait due à une maladresse d’un ouvrier ou à la malfaisance d’un espion boche infiltré dans la place.
Une panique plus durable devait être celle amenée par la « grippe espagnole », que d’aucuns ont prétendu assimiler à la peste.
Rares furent ceux des Parisiens terrassés par l’épidémie, à en guérir et se remettre. Le corps médical, impuissant à trouver un remède, ne pouvait plus guère que constater et enregistrer les décès, et passer la main à ces messieurs des pompes funèbres, eux-mêmes vite dépassés par la croissance du fléau. Nous étions, rue Riquet, aux toutes premières loges pour apprécier, quasi scientifiquement, la progression du mal implacable, notre rue se trouvant être le cheminement naturel des corbillards pour se rendre au cimetière de Pantin, une des rares nécropoles parisiennes à disposer encore d’emplacements vacants pour le grand repos. Y étaient inhumés les défunts des XVII e , XVIII e , XIX e et XX e arrondissements. Défilé macabre, des aurores à la nuit. Tout d’abord à l’allure habituelle des convois, le corbillard contenant un unique cercueil, puis très vite la voiture mortuaire, chargée de deux cercueils et les chevaux adoptant un petit trot, que les familles mêlées ont peine à suivre. Suivant cette progression, au plus fort de l’épidémie, l’on verra le triple et même le quadruple enterrement, certains de nuits les familles, incapables de suivre les temps de galop que donnent les cochers à leurs attelages, se rendant directement au cimetière pour y attendre leurs morts.
Bien qu’épargnée par le fléau, ma famille, à l’instar de
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