Confessions d'un enfant de La Chapelle
soirée libre , durant laquelle chacun pouvait inviter la cavalière de son choix. Période délectable, l’effectif féminin dominant celui des mâles, le plus insignifiant coquebin prenait alors du relief. Les mômes les plus girondes, et réputées bêcheuses, s’humanisant, préférant tourner le boston dans les bras d’un galant novice que de faire « tapisserie » ou gambiller tristement avec une copine.
À chaque danse succédait une brève pause de repos, propice au gringue [23] , puis la pianiste ayant retrouvé du tonus affichait un carton indiquant la gambille qu’elle allait exécuter, et c’était reparti : valse, paso doble, tango, shimmy, matchiche, boston. Bien vite, l’atmosphère se chargeait d’effluves de corps en moiteur mêlés à ceux des lotions capillaires agressives. « L’air est plein de stupre et de luxure », avait un jour tranché, d’un ton gourmand, Jo le beau gosse, humant cette fragrance composée. Jo se trouvant tenu pour une autorité en matière de galanterie pour avoir, il le prétendait, déjà carambolé deux filles, sa phrase, pêchée sans doute dans quelque roman, s’était intégrée au vocabulaire de notre petit groupe de potes. Le moyen de le contredire, nous, puceaux pour la plupart, n’ayant à notre actif voluptueux que quelques furtives parties de touche-pipi dans des coins de porte. Décider une fillette, la mieux disposée, à aller plus loin dans l’expérience que le massage aimable du soissonnais rose, relevait de la gageure. Baiser était en cette époque pour les jeunes la croix et la bannière, en dépit de l’envie que nous en avions. Aliénation amenée par les tabous judéo-chrétiens, déciderait souverainement le moindre des sexologues patentés d’aujourd’hui : voire !
Le tabou dont il a été fait une intense consommation depuis quelques lustres ne se trouvait guère dans le premier quart de ce siècle que sous la plume d’explorateurs un chouia anthropologues, rapportant des antipodes les mœurs et coutumes étranges de peuplades lointaines. Il paraîtrait maintenant que nous avions aussi les nôtres de tabous. Soit. Mais je peux soutenir n’en avoir pas distingué la trace dans ce qui modérait les élans des garçons et des filles de ma génération, et les retenait de s’accommoder, en long et en large, debout ou accroupis, voire en couronne, comme il deviendra de mode. Chez les fillettes, le ressort principal de leur réserve venait en toute simplicité, et sans composante métaphysique, de la crainte de se retrouver avec un « polichinelle dans le tiroir [24] » ! Pour les jeunes mâles, le frein à leurs ardeurs naissait prosaïquement de la terreur du tréponème pâle, microbe du « naze [25] », et de celle du gonocoque, agent de la chaude-lance [26] , deux des fléaux de l’époque, sans oublier le morpion tenace, hôte de trop de toisons pubiennes. Nulle trace de tabou on le voit dans les obstacles dirimants à la copulation.
En un temps où ni pénicilline ni sulfamides n’étaient encore découverts, le péril vénérien n’était pas une amusette. La race gauloise, déjà rudement saignée par la riflette, se trouvait en danger d’être décimée par la chtouille, anéantie par le nazebroque, d’où vive parade officielle et création d’instituts prophylactiques. À la disposition des attigés du quartier, une de ces cliniques s’était ouverte rue Ordener, presque face à Fantasio. Sa pratique d’avariés s’y rendait de préférence à la nuit tombée, espérant n’être pas reconnue d’un voisin, ni même d’un ami. Nul n’étant à l’abri du coup de pied de Vénus, une clause instinctive de discrétion faisait, dans cette portion de rue, emprunter aux passants le trottoir d’en face, et détourner les regards de sur la cabane de briques roses, au sein de laquelle opéraient les toubibs surmenés par une clientèle grandissante, d’alarmante façon.
À l’intention des chaude-pissards et des vérolés plus larges en finance, les ardoises des pissotières fleurissaient de publicités de médecins spécialisés : 606 et 914 français !… Électrolyse !… et autres gâteries y étaient promises, créant l’obsession au moindre picotement dans et sur le zob. La panique gagnait les braguettes. De ceux, bien évidemment, qui avaient récemment trempé leur biscuit. Jusqu’alors, et quelque contrariété que j’en aie éprouvée, ma continence involontaire m’avait
Weitere Kostenlose Bücher