Confessions d'un enfant de La Chapelle
tenu sauf de ces inquiétudes. Une rencontre, au « Muguet », allait mettre fin à mon très réel état d’innocence, à me démontrer que l’apprentissage de la gymnastique amoureuse n’était pas moins contraignant que tous ceux, professionnels, où j’avais connu tant d’échecs par manque de modestie et excès d’assurance.
Ce n’est jamais sans un sentiment confus de honte, un sens aigu de ma culpabilité, qu’il m’arrive d’évoquer, même fugitivement, cette première expérience. Les choses s’amorcèrent par une parfaite entente avec la grassouillette Loulou dans les pas glissés du tango, pour se poursuivre, en nocturne, par d’éperdues séances de patins, marquant à la façon d’un sceau, un accord total. Ma mémoire refuse de me restituer les circonlocutions filandreuses – elles m’apparurent par la suite superflues –, par lesquelles je m’employais à plaider combien nos corps avaient soif de réalisations plus substantielles. Ma cavalière fut illico du même avis. La balle, comme on ne disait pas encore, se trouvait donc être dans mon camp. Il ne me restait plus qu’à fixer le lieu de la rencontre. Ce n’était pas un mince problème. Venir s’ébattre au domicile familial, il n’y fallait pas compter : ni chez elle, encombrée de marmaille, ni chez moi. Restait l’hôtel de passe, avec le risque de voir la tenancière s’esclaffer devant les baiseurs juvéniles en quête d’un gîte, et refuser tout net la carrée réclamée. Mon frangin André fut une fois encore ma providence. Jeune marié, il vivait cité Jarry, près de la gare de l’Est, et l’immeuble où il créchait jouxtait un hôtel de rendez-vous hanté de débauchés provinciaux en mal de galipettes expresses. André, ayant exécuté quelques travaux d’entretien dans cette cabane, demeurait lié avec son taulier par un goût commun pour le bordeaux blanc dont ils disputaient des tournées au zanzi, au rade d’un troquet du faubourg Saint-Denis. Il me fut un intercesseur efficace, exposant au tenancier sa hâte de me voir déniaisé dans un cadre convenable. Peu enthousiaste pour abriter des mineurs en rut, l’hôtelier me réserva néanmoins pour la soirée du samedi suivant sa meilleure carrée. Un grand pas me parut fait dans mon émancipation cochonne. D’autant que mon frangin avait réglé le scénario de notre arrivée de la façon la plus propre à ne pas effaroucher la pudeur de ma partenaire : la soubrette nous conduirait sans rien demander jusqu’à la piaule, la location se trouvant casquée à l’avance, pourboire compris. Suprême attention, une bouteille de gaillac mousseux devait se trouver flanquée de deux verres sur la table de nuit. Le précisant, mon dévoué frère m’avait dit, souriant :
— Tu vas faire des débuts de gentleman !
C’est une constante dans les romans que le séduisant nigaud se trouve initié par une experte amie de la famille, gourmande de chair fraîche, dans la quiétude d’un appartement parfumé. Je n’étais pas dans un roman, et ce fut le bide noir, un double fiasco, dû à ma maladresse, et si désobligeant pour la suave Loulou qu’elle me refusa une troisième chance, ne comprenant pas, c’était aveuglant, ce qu’elle faisait là, quel rôle de dupe elle était venue jouer. La probabilité est infime que ces lignes tombent jamais sous ses yeux : s’il advenait que cela soit, qu’elle croie que je lui demande bien humblement pardon de ma mauvaise conduite, sans pour autant aspirer à une revanche par l’exemple.
Éclairé, je cessai d’accorder crédit aux vantardises de certains copains, soutenant tirer d’irrépressibles cris de volupté de leurs passagères amantes, au cours d’interminables parties de trou-du-cul, que je n’avais nulle peine à croire imaginaires. De ma piteuse performance auprès de Loulou, à qui je n’avais pas arraché le moindre soupir, je pouvais au moins comprendre qu’une parfaite harmonie lors des bagatelles de la porte n’était nullement garante d’un même accord au pageot.
Digérant ma honte, je renonçais brusquement à fréquenter le « Muguet ». Je bossais depuis quelques semaines dans une tonnellerie industrielle de la rue Marc-Seguin. Manœuvre au plus bas échelon, ma tâche consistait à alimenter en douelles déjà dégrossies les ouvriers chargés de les assembler en tonneaux et de les cercler. Il ne s’agissait nullement de barriques de chêne destinées à contenir de
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