Confessions d'un enfant de La Chapelle
la vinasse, mais d’un type beaucoup plus léger, fait de bois tendres, et voué au transport ou à la conserve de salaisons. J’appréciais fort ce travail mécanique qui se pouvait exécuter sans penser, et pour lequel aucune initiative génératrice de catastrophe ne pouvait m’être réclamée. Autre avantage de ce nouveau labeur, la tonnellerie se trouvait à deux coups de savate de notre logis, proximité me permettant de rentrer déjeuner, et aussi, le cas échéant, de faire quelques commissions pour ma mère, clouée au lit par des tas de complications pulmonaires, dont le docteur Ascher ne parvenait pas à venir à bout.
Le plus gros du ménage, et en partie du ravitaillement, se trouvait assuré par une bonne sœur de Saint-Vincent-de-Paul dont j’ai ingratement oublié le nom en religion, mais que certains prétendaient issue d’une riche famille de filateurs du Nord. Je ne me souviens que de son dévouement, et de son fin visage sous la cornette, inaltérable en dépit des corvées nauséabondes qu’elle assumait.
Une chape de tristesse pesait sur notre foyer, d’où mon père était perpétuellement absent. À la netteté de ses mains nous pouvions, sans avoir à lui en demander la raison, comprendre que la fleurette n’avait pas retrouvé sa vogue. Je sus par un propos étourdi de l’oncle Achille, qui l’avait rencontré au pesage du champ de courses d’Enghien, que mon dabe y livrait aux clients des books, avant chaque course, des feuillets portant les cotes probables des chevaux engagés. Fonction absolument subalterne, qui ne devait lui valoir que de minces pourboires, régulièrement aventurés sur les chances de décevants bourrins. Nous pouvions déceler ces bérézinas du paternel à la poussière ou à la boue souillant ses chaussures, les trop fréquentes fois où il rentrait à pinces, et fort tard, des hippodromes.
Tout cela ne faisait pas bouillir la marmite, et nous ne subsistions que grâce au soutien de mon frère André, de ma belle-sœur Yvonne, veuve de Louis, venus fort courageusement vivre avec nous. Ma sœur Lucienne, facturière aux Galeries Lafayette, boîte réputée pour les lâcher avec un lance-pierres [27] , amenait son écot. Le mien était léger. Un vrai budget de paumés !
Dans l’ambiance morose de notre logis, la plus éprouvée se trouvait être Thérèse, notre benjamine. À l’âge des fous rires, des jeux et des chansons, elle devait demeurer silencieuse, ne plus accueillir ses turbulentes copines, en bref, respecter la somnolence permanente de notre mère entre deux crises d’étouffement, et néanmoins être là. Les heures d’école étaient pour la pauvre mignarde l’unique période propice aux explosions de sa vitalité enfantine. Lucienne, jolie fille entre toutes celles du quartier, devait être farouchement courtisée pour rentrer de son bureau de plus en plus tardivement, sous le sempiternel prétexte d’un courrier urgent à expédier. Je croyais davantage à un apéritif prolongé en compagnie d’un soupirant, mais sur ce chapitre ma frangine demeurait obstinément secrète. Pour moi, mes débuts désastreux dans le corps à corps amoureux avaient tari ma fringale de conquêtes, mon ardeur imaginative, sans que pour autant, dans le sommeil, des rêves voluptueux cessent de m’assaillir, d’une qualité et d’une violence dans le spasme sans mesure avec ce que m’avait ménagé la complaisante Loulou.
*
Les chagrins à doses trop rapprochées en viennent à agir comme un anesthésique. Celui que me causa la disparition de ma mère me fit l’effet du coup de merlin que l’on voyait fréquemment dans les rues l’équarrisseur donner au cheval blessé. Ce fut la mère Boutin, notre pipelette, qui vint à la tonnellerie m’assener la funeste nouvelle.
— Faut que tu viennes tout de suite… ta mère vient de passer !…
Passer ?… passer ?… Je fus quelques instants avant d’entendre ce que cette vieille peau formulait rudement. Ma mère venait de passer de l’autre côté de la vie.
Des jours qui suivirent, je ne garde qu’une mémoire confuse. Un immense désespoir mêlé à d’impuissantes colères. Désespoir de voir ceux que j’avais le plus aimés me quitter : Louis… grand-père François… maman… sans que j’aie eu le temps de leur prouver mon affection. Colère de ce défilé de voisins, de parents, dont la curiosité que leur inspirait la dépouille de ma pauvre mère me semblait comme une
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