Confessions d'un enfant de La Chapelle
Jouet, lui aussi, d’un sort contraire, il devait faire ses débuts en public derrière le corbillard emmenant Camille au cimetière de Pantin, par la rue de Crimée et l’avenue Jean Jaurès, que mon grand-père François s’entêtait à nommer rue d’Allemagne, telle qu’elle s’était appelée jusqu’en 1914.
Ce premier enterrement me rendait plus morose que chagrin, mais des étrangers pouvaient s’y tromper et confondre. Deux veillées du corps, dans l’odeur sûrette de la mort qui s’intensifie au fil des heures, m’avaient coupé tout appétit et loin d’apaiser ma rancune contre Camille pour son « mourir pour la patrie », l’auraient plutôt aiguisée. En outre, je paumais deux jours pleins de boulot, plus deux matins de balayage !… J’avais l’humeur caca ! Seule bonne chose, ma mère qui n’eut pas supporté la fatigue du convoi coupait à cette joyeuse partie, excusée de tout le monde. Au pas des gails du corbillard, je marchais entre mon grand-père et mon daron, dans un quasi-silence, la coutume étant alors que l’on fit taire au passage des convois funèbres les bruits d’outils, et pour les commis de boutique, bouchers, poissonniers, volailleux, d’interrompre les postiches d’appel à la clientèle. Le protocolaire populaire voulait encore que les hommes se découvrent, à l’aplomb supposé du corps, alors que les femmes se signaient.
En dépit de son âge, grand-père François allait d’un pas souple de fantassin, le buste droit, la peau du visage rasée de près tendue sur l’ossature, la barbiche pointée, la tête haute. À deux reprises, je le vis détourner le regard ; la première fois en direction de la rue de Meaux où la Commune l’avait sorti du fournil de sa boulangerie pour le propulser, en capitaine d’insurgés, sur les barricades. Je le surpris ensuite à détailler les abattoirs de La Villette, refuge précaire contre le peloton massacreur du général Galiffet, et point de départ pour l’exil chez les Belges. Deux réminiscences peu folâtres. Je devais m’en souvenir, un peu plus d’une année écoulée, alors que nous suivions une fois encore ce parcours, mon grand-père se trouvant cette fois véhiculé dans le corbillard à mon intense chagrin, et ce fut dans une pieuse intention que je m’efforçais de fixer mon regard sur les points qu’il avait fixés, sans que rien alors de ses pensées se soit reflété sur son visage.
Peu enclin à l’examen de conscience, je me reprochais toutefois amèrement d’avoir depuis de longs mois, trop absorbé par la recherche des boulots – je me fournissais hypocritement cet alibi – perpétuellement remis mes visites à Belleville. Sans doute, imaginais-je, grand-père me voyant grandir m’aurait-il davantage parlé, raconté des choses qu’il semblait taire, peut-être aussi conseillé ; donné son point de vue sur la conduite de tante Henriette ? Sur ce dernier point la famille se divisait. Quelques mois plus tôt, la tantiche avait fait la malle à l’oncle Pierre, pour s’en aller se coupler à un copain de guerre de ce dernier, pharmacien de son état, ce qui avait dû paraître à l’inconstante une promotion sociale. Ce premier adultère connu dans la lignée nous avait, les jeunots, fortement choqués, d’autant qu’il s’assortissait d’une interdiction formelle de revoir le bon oncle Pierre, désormais chargé de tous les péchés, après avoir des années durant été loué comme le bienfaiteur de mes grands-parents. Je trouvais la chose injuste, et dans mon for intérieur, dégueulasse. Oui, j’aurais bien aimé connaître le sentiment de grand-père sur les galipettes extraconjugales de sa fille, qu’il paraissait ne pas approuver m’avait laissé entendre ma mère par de discrètes réticences. Et il était trop tard, j’avais laissé passer le temps favorable. Dans la pauvre tête froide de mon ancien, que les cahots du corbillard devaient brinquebaler dans le cercueil, souvenirs, passions, images, affections, jugements, tendresses, colères s’étaient abolis. La gorge un brin serrée, je la dégustais la leçon : les êtres chers, ceux qui avaient notre préférence, n’étaient près de nous que de façon toute provisoire, et les regrets de ne pas les avoir mieux connus ne servaient de rien.
*
Le cimetière de Pantin-Parisien, sauf pour les tenaces boute-en-train amateurs de moules-frites d’après inhumation, c’était pas la nécropole guillerette.
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