Confessions d'un enfant de La Chapelle
très accueillants, poussant à l’arrière pour me soulager et me guider à la fois jusqu’à la cagna attribuée à notre entreprise par la Compagnie du P.O. à l’intérieur de la gare. Le chef d’équipe s’y trouve, cassant la croûte sur une table de circonstance, faite de trois planches posées sur des chevalets. Bon cheval, il m’invite et m’honore d’un quignon de pain, de quatre ronds de sauciflard et d’un coup de rosé. Ma colère s’apaise, tandis que les trois compagnons déchargent le matériel, selon les ordres donnés par le chef, en italien, car tous quatre sont ritals. Deux de ces compagnons trimbalent un accent les rendant presque incompréhensibles, en dépit de leur réel désir de fraterniser. Le troisième, Mattéo, supplée à une certaine indigence de vocabulaire en usant d’un argot fort imagé ; c’est avec lui que je me sentirai le plus d’affinités. C’est à ce brave mec que je devrai le complément de la panoplie de petit voltigeur des toits : une paire d’espadrilles proches de la réforme, mais qui me permettront d’attendre la première paye pour m’en offrir une paire à ma pointure. Je m’étais, en effet, pour cette première journée, chaussé de mes grolles les plus robustes, loin d’imaginer qu’en altitude le risque se trouvait permanent de perdre pied et de se répandre la gueule au sol, quelques étages plus bas. Le turbin à exécuter se trouve être, cette semaine-là, la dépose et le remplacement par des neuves, d’une série de poteries de terre cuite passablement dégradées, certaines fendues, à l’estime du chef, par une vingtaine d’années d’intempéries. Cela débute par une escalade processionnaire dans un escalier mal commode, desservant cinq étages, chargés de poteries, d’auges, de sacs de plâtre, de seaux. Une soupente, permettant l’accès au toit par un vasistas à tabatière et une courte échelle, fait office de dépôt avancé de matériel. C’est là que le précieux Mattéo m’enseigne à gâcher le mortier, ni trop clair ni trop compact, le temps de griller une cigarette donne une approximation tout empirique. La bonne consistance atteinte, commence pour le néophyte, mézigue en l’occurrence, le parcours hasardeux. L’auge bien calée à l’épaule, je gravis lestement l’échelle, débouche sur le toit ; assurant mon pas sur une seconde échelle, plate celle-là, atteins le faîte. Il s’agit, au sommet du toit, d’une étroite bande de zinc, courant d’un pignon à l’autre de la bâtisse, et large, au mieux, d’une vingtaine de centimètres. Dans quel traquenard suis-je encore tombé ? Faut pourtant que j’y aille retrouver Mattéo qui à une quinzaine de mètres de là espère son mortier !… Je me risque.
— Sans regarder en bas, au début, m’a conseillé Mattéo… Sans ça tu piques la tête et tu te bouzilles !…
*
De cette première matinée sur les hauteurs date, pour les gracieux funambules, une admiration sans bornes !… Dieu ! que j’ai pu avoir le trac !… Ma tendance à croire facile ce que d’autres accomplissaient m’avait brusquement abandonné, et c’est les miches à zéro, le regard fixé à l’horizontale, façon zombi cataleptique, et à pas mesurés, que j’effectuai mes allers-retours sur la piste de zinc.
Charitables, mes compagnons, bien que ralentis dans leur tâche par ma lenteur de déplacement, n’y firent aucune allusion, alors qu’ils auraient pu m’en moquer. Ils virevoltaient, eux, à six étages du vide, aussi assurés que s’ils se fussent trouvés sur un trottoir. Autre attention délicate de ces braves mecs, ils me firent, à crédit une semaine durant, partager leur déjeuner, « bichtèque et pasta », savoureusement préparé, à tour de rôle, par l’un d’entre eux, afin d’éviter la monotonie.
Pas superflue cette bonne tortore, vu qu’en fin de journée le retour à l’entreprise réclamait une ultime dépense d’énergie, dans les brancards de ma maudite charrette. À peine moins chargée qu’à l’aller, la bagnole, mais véhiculant toutefois poteries de dépose, gravats, planches d’échafaudage hors d’usage, poudreux sacs vides, le « toutim et la mèche [32] » quoi. Ça allait être une putain de corvée, je m’en rendis compte le premier jour. Primo, la circulation se trouvait être beaucoup plus intense qu’aux petites heures du matin, et il fallait faire gaffe aux tramways, réclamant
Weitere Kostenlose Bücher