Confessions d'un enfant de La Chapelle
payé mon tribut. À d’autres de s’y essayer !
*
Une visite au médecin de l’assurance – il l’avait lui-même par prudence demandée – me valut une semaine supplémentaire d’oisiveté. Pure gracieuseté de ce toubib, pas dupe de mes grimaces et symptômes bidon par lesquels je tentais, sinon de l’égarer, du moins de l’attendrir. Repris par mon obsession du voyage, je retournais place des Vosges, aspirant fort à piquer une tête dans les eaux grasses de la plonge des wagons-restaurants. Comme on peut en juger, mes ambitions étaient modestes. Le sort me fut une fois encore contraire ; l’Orient-Express partirait sans moi, les effectifs se trouvant au complet.
Je restais une quinzaine en suspens, dans l’attente d’un rendez-vous qu’une relation d’André se faisait fort de m’obtenir auprès du chef chasseur du Grand Hôtel . Ce haut personnage, qu’on ne pouvait évoquer qu’avec une respectueuse onction, complétait sa troupe de grouillots et j’avais, prétendument, la taille et la mine avenante convenant à cet emploi.
Après des alternatives d’espérance et de découragement, je fus enfin admis à affronter le monumental M. Pierre, que sa houppelande bleue et sa casquette d’amiral, toutes deux abondamment galonnées d’or, rendaient plus volumineux encore. Me l’étant fait désigner par un autre doré sur tranches de la réception, je m’accordai une minute avant d’aborder cette espèce d’ogre, pour le moment affairé à embarquer deux groupes de clients dans des taxis, qu’il faisait surgir d’une roulade du sifflet d’argent qu’il portait en sautoir. Agile en dépit de son gabarit, c’est avec des grâces de danseur qu’il ouvrait la portière, la casquette levée, aidait respectueusement la dame âgée à grimper en charrette, glissait au chauffeur la destination, et claquait discrètement la portière. Je m’étais tenu à l’écart, au débouché de la porte à tambour dont la rotation me distrayait fort. M. Pierre m’avait cependant remarqué. Il vint à moi, mis au fait de ma venue par je ne sais quelle intuition.
— Tu aurais dû m’attendre dans le hall ! C’est toi, le petit frère de l’électricien ?…
— Oui, m’sieur !…
— Tu as déjà travaillé ?
— Oui, m’sieur !…
Ma voix s’était cassée pour l’acquiescement. Ça y était, j’y couperais pas du récit de mes tribulations ouvrières. J’y eus droit, tandis que cet imposant personnage me détaillait de la tête aux pieds, avec une petite moue des moins encourageantes. La gorge serrée, j’entourais d’un flou protecteur mes boulots les plus avouables. L’omission n’est pas un mensonge !… J’avoue :
— J’ai travaillé dans une grande chemiserie !… dans la chaussure !… dans la maroquinerie !… dans une maison d’exportation américaine !…
— Tu parles anglais ?…
Ça lui plairait sûrement que je jacte le briton, au gros mec. Voulant pas d’embrouilles par la suite, je biaise, reconnaissant :
— Ben, m’sieur Pierre… j’ai essayé d’apprendre… j’y arrive pas… autant vous l’dire franchement, j’sais pas !…
— Tu penses que je m’en serais pas aperçu ?
Sa voix, au mahousse, s’est faite, pour me balancer ça, sèche et métallique, tandis que d’une profonde inspiration se gonflait son coffre. Je m’en recroqueville, ai l’impression de diminuer de volume à la mesure qu’augmente celui du dur bonhomme. Je cherche quelque chose à répondre, n’ai pas le temps d’improviser qu’il relance déjà, amorçant un mouvement vers la porte à tambour, puis se plantant pour me lâcher :
— Si tu avais su l’anglais, les choses auraient été plus faciles… Je vais voir… réfléchir… Je te ferai donner réponse par ton grand frère…
— Oui, m’sieur Pierre !…
— On dit « monsieur »… et non « m’sieur » !… Et puis, on ôte sa casquette !…
Sur ce dernier vanne, je me casse à grandes enjambées… Marner sous les ordres de ce mec m’apparaît soudain peu souhaitable. J’ai encore le temps d’esgourder une roulade du sifflet d’argent, appelant un taxi.
*
Ce n’est pas des compliments que rapporte mon frangin André de son entrevue avec M. Pierre !… J’ai produit sur ce gros sensible le plus déplorable effet. Passe encore que j’ignore l’anglais, mais c’est ma prononciation populacière qui a causé à l’homme à la houppelande une gêne
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