Consolation pour un pécheur
allait de famille en famille comme un fermier général, il récupérait le moindre sou que chacun lui devait… J’ai cru qu’il devenait fou.
— Sérieusement ?
— Oh oui.
Il lança un autre galet qu’il regarda rebondir.
— J’avais décidé hier de proposer qu’on l’enferme dans sa chambre avant qu’il ne soit trop tard.
— Lui ayez-vous demandé ce qu’il faisait ?
— Oui. À plusieurs reprises. Nous nous sommes querellés, nous nous sommes lancé des mots terribles… La dernière chose que je lui ai dite, c’est que je désirais le voir pourrir en enfer.
Très éprouvé, le jeune homme cacha son visage dans ses mains et éclata en sanglots.
— J’étais furieux après lui, reprit-il après avoir essuyé ses larmes. Comment peut-on aimer quelqu’un et lui en vouloir à ce point ?
— C’est facile, dit Nicholau en le prenant par l’épaule. Plus facile que d’être en colère après quelqu’un qu’on n’aime pas.
— Ma mère est bouleversée. Elle craint de nous voir tous deux mourir de faim. Mais il y a la maison, qui est désormais mienne. Je la vendrai. Avec sa dot, cela suffira pour que ma mère continue de mener une vie décente, sinon aisée. Elle parle d’entrer au couvent ; l’argent de la maison l’y accompagnerait. Je crois que la somme suffirait.
— Et vous ?
— Moi, je suis jeune et robuste. Je peux travailler. J’ai aussi assez de charme, me semble-t-il, pour attirer quelque jeune femme travailleuse dont la dot nous permettrait de nous lancer dans un négoce respectable. Oui… je pourrais même me vendre à un riche beau-père pourvu d’un laideron de fille avec le besoin de trouver un gendre pour reprendre ses affaires, ajouta-t-il plein d’amertume.
— Je ne céderais pas encore au désespoir, à votre place, lui conseilla Nicholau. Attendez d’en savoir plus. Mais je vais devoir rentrer. Je vous raccompagne jusqu’à votre demeure.
— Ma demeure, répéta Martí. Est-ce vraiment la mienne, pour l’instant tout au moins ?
— Je le crois, oui.
Baptista entra dans la taverne de Rodrigue sans la prudence qu’il avait manifestée la première fois qu’il s’y était rendu. Il monta en courant l’escalier menant à la grande salle, salua de la tête quelques habitués, passa derrière la peau grossière qui servait de porte et pénétra dans la cuisine. La mère Rodrigue préparait des légumes pour la soupe.
Baptista tint sa parole. Il prit un couteau et, avec une célérité issue d’une longue pratique, pela et coupa en dés les légumes aux côtés de son hôtesse.
— Vous avez du neuf ? lui demanda-t-elle.
— Joaquim est en ville, Ana, dit-il en abattant son couteau d’un air particulièrement vicieux.
— Joaquim. C’est celui dont vous m’avez parlé ?
— Celui-là même.
— Qu’est-ce qu’il veut ?
— Pour lui ? Rien. C’est ça qui me soucie, Ana. J’ai été d’une sottise extrême. Ce devait être l’air des montagnes. Dès qu’on commence à traiter avec des gens qui ne sont pas animés par la cupidité, on se met dans les problèmes. De gros problèmes.
Il s’empara d’une carotte qu’il secoua frénétiquement, comme s’il tenait frère Joaquim par les épaules.
— Vous vous rendrez peut-être compte que certains de ceux avec qui vous êtes en affaires constituent aussi un gros problème, le prévint Ana. À votre place, Baptista, je regarderais où je mets les pieds.
— Je devrais aussi agir vite, me semble-t-il.
— Asseyez-vous. Je vais vous apporter à boire et nous allons réfléchir à ce qu’il convient de faire.
CHAPITRE VI
Homme d’affaires, banquier mais aussi membre avisé et infiniment respecté de l’ aljama, ce conseil chargé de régir la vie du Call, Astruch des Mestre était assis en compagnie de son hôte à la table installée sous les arbres de la cour d’Isaac. La chaleur de la journée se dissipait lentement, et leur retraite ombragée dispensait une fraîcheur agréable. La table était chargée de cruches de vin et d’eau ainsi que d’une boisson rafraîchissante à base de menthe et de jus d’orange amère. On y trouvait aussi de petits plats contenant des olives, des noix et des fruits, frais ou secs. La fontaine éclaboussait les alentours et contribuait à rafraîchir l’atmosphère. Qu’ils vivent en cage ou dans la nature, les oiseaux se mettaient à chanter avec la tombée du soir.
— Quelle plaisante soirée,
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