Courir
mille,
décidément Émile demeure l’homme le plus rapide du monde.
Quelques mois plus tard, en Finlande, il pulvérise encore à
ce point son propre record des dix kilomètres que le public, à la première
annonce du résultat, refuse d’y croire et reste muet. Lorsque ce temps est
confirmé, se déclenche un ouragan d’enthousiasme qui se prolonge sans mollir
pendant vingt-cinq minutes. Le silence revenu, Émile fait son petit tour
d’honneur à la vitesse d’un bon quatre cents mètres, comme si rien ne s’était
passé. Et comme toujours quand on le félicite, il assure n’y être pas pour
grand-chose, attribuant son exploit à la qualité de la piste et à la température
idéale des pays nordiques. Et puis de toute façon, assure-t-il, les exploits
individuels n’ont guère d’importance. Ce qui compte, c’est attirer les masses
laborieuses sur les stades. Voilà ce qui importe. Bien sûr, Émile, bien sûr,
cette forte pensée t’honore.
Bref il continue de gagner presque toujours, sous la pluie,
sous la neige, sous un vent glacial, il les laisse tous derrière lui, partout.
Presque partout. Car, dans les réunions d’Europe orientale regroupant l’URSS et
les pays satellites, dans les grands rallyes communistes à Berlin-Est,
Budapest, Bucarest, Varsovie, ou bien quand il part s’entraîner en Crimée, là,
évidemment, pas de problème pour le laisser quitter Prague. Par contre
lorsqu’il est invité ailleurs dans le monde réputé libre, entendez asservi au
grand capital, ce qui arrive très souvent puisqu’on le demande partout, pas
question. D’ailleurs ce n’est même pas lui qui répond qu’il refuse, c’est sa
fédération. D’ailleurs celle-ci, guerre froide aidant, ne daigne répondre que
rarement.
Même au cross de L’Humanité à Paris, qui présente de
solides garanties sur le plan idéologique et fait venir les meilleurs athlètes
du bloc socialiste, même là on ne le laisse pas aller. C’est aussi qu’on se
méfie, et on a des raisons. Prenons par exemple un nommé Bacigal, jeune
étudiant tchécoslovaque, excellent coureur de demi-fond qu’on avait laissé
partir courir ce cross de L’Huma. Eh bien voici que l’idée lui a pris de
ne pas rentrer à Prague, de rester à Paris et demander je ne sais quel asile
plus ou moins politique. Très fâcheux précédent. Très vif mécontentement de la
fédération puis des sphères supérieures. Mais bon, sans doute a-t-on dû réagir
en douceur, prendre des mesures et engager des techniciens car ce jeune
Bacigal, le temps d’obtenir un permis de séjour et d’adhérer au Racing Club de
France, très vite on n’entendra plus jamais parler de lui.
Il ne faudrait surtout pas que de tels désagréments se
produisent avec Émile, aussi le soigne-t-on de près, l’extrayant parfois de sa
retraite pour l’exhiber, le mettre en scène jusqu’à lui organiser des numéros
personnels, sans concurrents. À l’occasion de la Journée de l’armée
tchécoslovaque, devant cinquante mille personnes au stade militaire de Strakov,
on le fait ainsi courir tout seul pendant la mi-temps de la finale du tournoi
de football. Puis aussitôt après il disparaît.
On le cache donc, il se tait, puis on n’entend plus du tout
parler de lui. Il reste silencieux et discret ces temps-ci, ne semble plus
courir au point qu’à l’étranger on se perd en conjectures. Que fait-il donc,
que devient-il. Sera-t-il un jour enfin autorisé à se déplacer à l’étranger en
dehors des compétitions officielles. Prépare-t-il en secret des records.
S’efface-t-il pour des raisons qui nous sont inconnues. Est-il encore malade,
est-il fini. Mystère. C’est toujours excellent, le mystère.
Tout cela dure un moment puis, coup sur coup, comme surgi de
nulle part, Émile bat deux nouveaux records du monde : celui des vingt
kilomètres et celui de l’heure. Il devient le premier homme dans l’histoire
universelle à courir plus de vingt kilomètres en une heure. Et pendant cet
exploit qu’on déclare aussitôt légendaire, son kilomètre couru le plus vite est
le dernier des vingt, luxe attestant qu’il avait encore des réserves, qu’il pourra
mieux faire encore. Cette prodigieuse performance n’est pas près d’être égalée,
s’extasie-t-on. Émile déborde ainsi le cadre humain, recule les normes des
possibilités physiques, devient inaccessible à tous, nul n’est allé si loin.
Ces deux records étant auparavant détenus par
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