Courir
pas trop. Il ne dit
rien mais le fait est que, les temps qui suivent, il se met à perdre assez
régulièrement. Il devient négligent, finit troisième ou quatrième dans des
courses qu’il aurait dû facilement gagner. Ça ne va pas bien fort, dirait-on,
parfois il ne prend même pas le départ. Dans la presse étrangère, on fait
d’abord semblant de ne pas comprendre. On dit Émile malade. On parle de
blessure au pied, de tétanos, d’empoisonnement du sang, on spécule sur le
triomphe des médecins qui l’avaient condamné. Ou bien on croit comprendre mais
c’est avec diplomatie qu’on l’exprime : nous ne voulons pas attacher de
crédit, écrit-on prudemment, aux bruits selon lesquels Émile est tombe
subitement malade en apprenant que son déplacement prévu en Californie n’était
plus autorisé par les autorités de son pays.
Mais tout ne va quand même pas si mal sur tous les fronts.
Un samedi, plus souriante à son sujet, la presse sportive annonce :
nouvelle épreuve, demain, pour Émile. Mais il ne s’agit que de son mariage avec
Dana prévu pour le jour suivant. Et par un beau dimanche d’automne, dans son
bel uniforme tout neuf de capitaine, il épouse en effet la fille du colonel,
future championne olympique du javelot. C’est donc sous une double haie de ces
armes que le cortège nuptial, provoquant d’énormes rassemblements, embouteille
longuement les rues de Prague. Prague où, à part ça, tout le monde crève de
peur.
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Prague où, ces années-là, tout le monde a peur, tout le
temps, de tout le monde et de tout, partout. Dans l’intérêt supérieur du Parti,
la grande affaire est maintenant d’épurer, démanteler, écraser, liquider les
éléments hostiles. La presse et la radio ne parlent que de ça, la police et la
Sécurité d’État s’en chargent. Chacun peut à chaque instant se voir inculpé
comme traître, espion, comploteur, saboteur, terroriste ou provocateur,
relevant au choix d’une obédience trotskyste, titiste, sioniste ou
social-démocrate, tenu pour koulak ou nationaliste bourgeois.
N’importe quand, n’importe qui peut se retrouver dans une
prison ou dans un camp, pour des raisons qu’en général il ignore. Il s’y
retrouve la plupart du temps moins pour ce qu’il pense que parce qu’il gêne
quelqu’un ayant le pouvoir de l’y envoyer. Chaque jour, des quatre coins du
pays, des centaines de lettres arrivent à la Sécurité d’État qui attirent, avec
beaucoup d’obligeance et d’imagination, l’attention de celle-ci sur tel
camarade, collègue, voisin, parent, dénoncé dans le cadre de la conspiration
contre le régime.
Voilà, nous en sommes au point que nous avons connu, sous
une forme un peu différente, il n’y a même pas dix ans. Personne n’osant plus
se parler ni s’écouter, on se fuit méthodiquement les uns les autres, on ne se
connaît plus même au sein des familles. La presse est ligotée comme jamais,
comme jadis, l’écoute des radios étrangères exposant à de sévères représailles.
La terreur s’étant ainsi confortablement installée dans les consciences, le
choix est simple : se taire et se résigner ou se joindre aux
démonstrations d’approbation fanatique du régime et au culte du président
Gottwald – une bonne planche de salut consistant aussi à adhérer au Parti qui,
en quelques mois, a grossi de plus d’un million de nouveaux membres dont, il
faut bien le dire, Émile.
Qu’on n’aille pas croire qu’Émile est un opportuniste. Qu’il
croie sincèrement aux vertus du socialisme est une chose indiscutable, mais une
autre non moins discutable est qu’il est difficile, là où il en est, de faire
autrement. Il sait qu’il a sa place dans le collimateur et que déjà, dans les
sphères penseuses du pouvoir, on se plaît à se demander en toute logique si la
situation de grand sportif populaire ne relèverait pas de l’individualisme
bourgeois, l’adoration malsaine pour un athlète faussant gravement l’idéal
stakhanoviste.
Émile, bien que par précaution l’on préfère toujours le
cacher, le prétendre en petite forme, fatigué voire malade, Émile n’en démord
cependant pas. Comme Heino, ressorti en grondant de ses forêts profondes,
s’empare à nouveau du record mondial des dix mille mètres, Émile le lui reprend
cinquante-deux jours plus tard, laissant ses adversaires si loin derrière que
le second termine avec quatre tours de retard. Sur cinq mille et dix
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