Courir
désapprobation,
par la voix de son secrétaire général. Personne, déclare-t-il, ne peut réaliser
de bonnes performances sur trois courses aussi dures à des intervalles si
rapprochés, même pas l’inégalable Paavo Nurmi. Déclaration qui laisse Émile
indifférent mais lui donne une idée : toujours à l’affût des curiosités
locales, il va rendre visite à Paavo Nurmi.
Nurmi a été avant lui, voici un quart de siècle, le plus
grand coureur de tous les temps. Surnommé le Finlandais volant, c’est lui qui a
inventé l’entraînement au chronomètre, chronomètre dont il ne se séparait ni
pour courir, ni pour manger, ni pour dormir. Il est devenu un homme riche,
ayant ouvert à Helsinki une mercerie devenue lieu de pèlerinage pour les
athlètes de tous pays qui se pressent pour avoir l’honneur de lui serrer la
main. Lui, sans un mot, se borne à les regarder droit dans les yeux en leur
vendant hors de prix des chemises finlandaises ou des cravates en soie
exorbitantes dont ils n’ont aucun besoin. Sa chemise achetée comme les autres,
Émile, rincé, la porte quelques heures – elle est jolie mais elle est un peu
trop petite, elle est un petit peu rêche, elle pique un tout petit peu – puis
se change pour enfiler son maillot rouge, dossard n° 903, et c’est parti
pour dix mille mètres.
Au quart de la distance, il prend la maîtrise des affaires
qu’il ne quitte plus. À mi-parcours il accélère vivement puis se met à briser
la cadence en procédant par à-coups selon sa façon : démarrage brusque
dans la ligne opposée et le virage d’arrivée, ralentissement devant les
tribunes comme pour laisser le temps de s’y faire admirer, redémarrage à fond.
Les autres pourraient encore presque le suivre s’il avait une allure régulière
mais ces assauts répétés, ces cassures incessantes les affolent, les épuisent
et démoralisent : leurs cœurs et leurs jambes sont brutalement alertés
chaque fois, le sang monte à leurs tempes et c’est très dur pour eux mais il
n’en a que faire et il gagne : médaille d’or.
Trois jours plus tard, il remet son maillot pour cinq mille
mètres et c’est reparti. Mais comme il en a prévenu Dana et contrairement à ce
que l’on croit, Émile ne se sent vraiment pas en forme. Il n’a pas d’espoir de
victoire sur cette course qui n’est pas son format préféré, il voudrait juste
ne pas arriver quatrième, il n’en demande pas plus. Quatrième, ce serait
minable. Non, une petite place de troisième lui conviendrait très bien. Mais
c’est plus fort que lui : brutalement quoique méthodiquement, gesticulant
et grimaçant plus diaboliquement que jamais, il trouve encore le moyen de
briser le rythme de ses adversaires, de les étourdir, les déconcerter, les
désorganiser. L’un après l’autre il les asphyxie pour leur faire perdre
jusqu’au sens de la course et de leurs capacités. Puis tant qu’il y est,
lorsqu’il se retrouve troisième en fin de parcours comme il le souhaitait, ne
voyant donc plus devant lui que deux hommes de dos, ce qui l’énerve toujours un
peu, il donne encore un petit élan qu’il s’était mis de côté, il les dépasse et
il gagne : médaille d’or.
Et quatre jours plus tard, Émile passe à nouveau son maillot
rouge pour prendre le départ du marathon. Ses entraîneurs officiels s’y
opposent mais lui se fout autant des entraîneurs que des médecins, masseurs,
agents, diététiciens ou préparateurs physiques, de toute cette cour dont il n’a
pas besoin. Il y va.
Le marathon, chacun sait ce que c’est depuis que le général
Miltiade, content d’avoir vaincu l’ennemi sur un champ de fenouil, envoie son
messager Philipidès le faire savoir à Athènes le plus vite possible. L’autre,
sous un soleil de plomb, court quarante kilomètres pour mourir de fatigue en
arrivant. On sait aussi que deux mille ans plus tard on a rallongé officiellement
cette distance à quarante-deux kilomètres cent quatre-vingt-quinze, soit
l’espace qui sépare le Great Park de Windsor du White City Stadium de Londres.
On sait que c’est abominablement crevant, du moins peut-on l’imaginer, on sait
qu’Émile à ce jour ne l’a jamais couru.
Donc il y va. Et l’on s’apprête à jouir méchamment du
spectacle qu’il réserve d’ordinaire en tordant son visage, torturant sa
carcasse, semblant se faire violence à chaque enjambée. Or pas du tout. L’homme
aux traits ravagés par une affreuse douleur,
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