Courir
c’est l’Émile de la piste. L’Émile
du marathon, lui, court dans la plus totale sérénité, sans la moindre
souffrance apparente. A mi-parcours, là où les concurrents écœurés font souvent
demi-tour, comme un Suédois et un Anglais l’ont escorté jusque-là en tirant une
langue blanche, il se tourne en souriant vers eux : Bon, leur dit-il,
c’était gentil de m’accompagner mais, là, je vous laisse. Il faut que j’y
aille.
Et il les abandonne et continue seul, jouissant de sa
décontraction. Foulée régulière, expression sereine, Émile répond par de petits
signes aux cris du public massé sur son chemin, échange quelques blagues avec
les occupants des voitures suiveuses, cligne de l’œil à ceux qui s’étonnent
encore de son accablante supériorité. C’est la première fois qu’il sourit en
courant, de toutes ses grandes dents, tout en regardant le paysage. Tout juste
s’il ne signe pas des autographes au passage, s’il ne communique pas ses
impressions sur l’aimable campagne finlandaise, joyeux décor de sapinières et
de champs d’orge, de rocailles brunes et de bouleaux, d’étangs luisants de
soleil.
Sept kilomètres avant la fin, cependant, petite gêne :
comme la sueur colle trop son maillot sur sa poitrine, il le retrousse et
poursuit, torse à demi nu, radieux. Puis sachant que le stade olympique est
proche, il convient de vérifier si son système expressif est encore au point.
Il commence donc à grimacer pour être sûr d’être reconnu, mais juste un peu,
pas la grande démonstration classique, rien de comparable avec son numéro de
piste. Juste un petit jeu de rictus qu’il n’accroît qu’avant le stade où
ceux-ci lui servent de passeport, lui permettant d’être identifié dès son
entrée par le public heureux de le retrouver comme d’habitude. Annoncé par une
sonnerie de trompettes, il arrive frais comme l’œil, s’offrant à la
satisfaction générale un petit sprint final qui n’était pas indispensable et
voilà, il a tout gagné : médaille d’or.
Émile, diront ses contempteurs, n’a même pas remporté le
marathon : il s’est juste livré à une de ses bonnes vieilles séances
d’entraînement. Cet homme contorsionné, figure de la douleur, a transformé en
promenade l’épreuve du drame, de la suprême souffrance. Il s’en est joué :
l’épuisement du soldat s’effondrant sur la ligne du devoir accompli, la sueur
et les larmes, la civière et les infirmiers, l’angoisse et ses accessoires,
tout ça, pour lui : foutaises. Les contempteurs ont tort. Émile vient de
connaître un martyre comme les autres mais il n’en laisse rien voir, il est
discret même si son sourire, en passant la ligne, est celui d’un ressuscité.
Une fois cette ligne franchie, essoufflé juste ce qu’il faut, sans un regard
pour les brancardiers, il déclare que non, pas trop fatigué, juste un peu mal à
la tête mais ça va passer.
Par crainte de se répéter, par souci d’éviter qu’on se
lasse, on a préféré ne pas décrire l’accueil des précédentes prouesses d’Émile
à Helsinki : ovations et vivats divers, débordements d’enthousiasme,
explosion de l’applaudimètre. Mais là, trois médailles d’or raflées en dix
jours par le même type, on ne croit pas avoir déjà vu ça : cent mille
spectateurs debout ne s’étonnent pas seulement de ce qu’ils voient, mais aussi
du bruit qu’ils peuvent faire en le voyant.
13
De retour à Prague, héros national, Émile est reçu en
triomphe. Félicitations officielles au stade de l’Armée, défilé en voiture
devant une foule immense agglutinée dans les avenues, promotion du grade de
capitaine à celui de commandant, intervention du gouvernement auprès du
président Gottwald pour qu’Émile soit décoré de l’Ordre de la République. Et,
dans les mois qui suivent, on l’exhibe d’usine en usine à travers tout le pays
pour qu’on voie qu’il est vrai, qu’il existe vraiment, qu’on ne l’a pas inventé
ou plutôt si, que le communisme en marche l’a inventé.
Il n’a pas inventé que cela : cependant s’ouvrent à
Prague, plus spectaculaires que jamais, de nouveaux procès contre quatorze
dirigeants qui étaient six mois plus tôt, dans les plus hautes sphères de
l’État, de consciencieux et respectés secrétaires généraux du Parti, ministres,
vice-ministres ou chefs de section. Les conseillers soviétiques ont jugé bon
que ces quatorze, parmi
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