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Courir

Courir

Titel: Courir Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Echenoz
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lesquels on se plaît à préciser que figurent onze
juifs, soient enfin et soudain démasqués comme conspirateurs, traîtres, espions
trotskystes-titistes-sionistes, nationalistes bourgeois, valets de
l’impérialisme, ennemis du peuple tchécoslovaque, du régime de démocratie
populaire et du socialisme. On les travaille au corps sans ménagement jusqu’à
ce qu’ils veuillent bien admettre, préciser puis revendiquer leurs crimes,
supplier même qu’on les punisse pour que cessent les tortures : dès lors
on en pend la plupart, emprisonne à vie le peu qui reste et transfère quelques
privilégiés dans les mines d’uranium. Comme quoi, vous explique-t-on
volontiers, le communisme en marche fait décidément la preuve de sa
supériorité : non seulement il produit les plus grands champions, mais il
démasque aussi les plus grands traîtres. C’est dans cette chaude ambiance,
comme le gouvernement américain insiste pour l’inviter avec Dana à se produire
sur les stades des États-Unis, qu’Émile est convoqué.
    Camarade, lui dit-on en lui tendant un papier, il va sans
dire que cette invitation, tu la refuses, mais il serait aussi bien venu que tu
t’exprimes à son sujet. Ce serait très bien, par exemple, si tu disais ceci.
Bon, dit Émile, si vous y tenez. Et sur les ondes de la radio d’Etat, le voilà
qui tourne en dérision la proposition américaine, précisant que les rencontres
ont lieu là-bas sur des pistes de cirque techniquement impraticables, ajoutant
qu’il se contente de rire de ces épreuves grotesques et pour tout dire
antisportives. Guerre froide et rideau de fer, on ne veut décidément pas
qu’Émile aille faire un tour ailleurs. Et on le confirme officiellement un mois
plus tard : il ne participera plus à aucune réunion hors des frontières de
l’Europe orientale.
    Déjà, à Helsinki, on avait pu se demander si Émile était
absolument libre de ses mouvements, s’il décidait lui-même de ses compétitions.
Juste après le marathon, devant la tribune de presse, un reporter italien lui
avait demandé s’il viendrait courir cet automne à Milan. Émile avait levé la
tête et, sans un mot, pointé son pouce par-dessus son épaule vers l’un des
officiels à veston rouge. Celui-ci avait juste secoué sa grosse tête de gauche
à droite, sans s’exprimer plus. D’accord.
    Reste à faire ce qu’il peut sur le sol natal, il faut bien
s’occuper. Au cours d’une réunion du Club des moniteurs de culture physique de
l’armée, Émile déclare par exemple qu’il a envie de battre deux nouveaux
records du monde : ceux des vingt-cinq et des trente kilomètres, distances
rarement affrontées par les spécialistes et sur lesquelles importent surtout
les temps de passage, soit l’ensemble de performances qu’on peut réaliser au
cours d’une même épreuve. La tentative aura lieu sur le stade préféré d’Émile,
à Stara Boleslav, dans l’agglomération de Houstka, au nord de la Bohême, par
vent nul, air humide et 11°. Et le surlendemain, ces records du monde, bien sûr
qu’il les bat. Et les temps de passage, bien sûr qu’il s’en joue. C’en
deviendrait presque un tout petit peu lassant.
    D’ailleurs on dirait que la critique spécialisée commence à
se lasser. Émile en fait trop. Il gagne trop. On finira par ne plus s’étonner
de ses victoires ou, pire, on ne s’étonnera que lorsqu’il ne vaincra pas. Il
semble même qu’à cet égard, la presse sportive se mette à préparer le terrain.
D’ici quelques années, prédit-elle, Émile ne sera plus qu’un souvenir. Telle
est la loi du sport, soupire-t-elle. On dirait qu’on attend déjà de se
débarrasser de lui.
    C’est aussi que depuis sa première grande affaire aux Jeux
de Londres, à vingt-six ans, Émile est inégalé, Émile est inégalable. Pendant
les six années, les deux mille jours qui vont suivre, il sera l’homme qui court
le plus vite sur Terre en longues distances. Au point que son patronyme devient
aux yeux du monde l’incarnation de la puissance et de la rapidité, ce nom s’est
engagé dans la petite armée des synonymes de la vitesse. Ce nom de Zatopek qui
n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer
universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à
trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou
de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà

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