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Courir

Courir

Titel: Courir Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Echenoz
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l’étonnement fera place à
la curiosité polie, puis la curiosité à l’indifférence et, le jour où
l’extraordinaire deviendra quotidien, il ne sera plus extraordinaire du tout.
On ne recommencera de s’étonner que lorsque Émile perdra. En attendant ce jour,
et même si l’on aime spéculer sur les coureurs qui pourraient bientôt le
détrôner, toutes les nouvelles de lui continuent de faire la une des journaux.
    Six mois plus tard, donc, retour à Paris pour le cross de L’Humanité. Émile est reçu au Bourget en monarque. Descendant du monstrueux
DC-6 qui vient de se poser sur le ciment de la piste du Bourget, il est
frileusement engoncé dans une large gabardine grise et coiffé d’un bonnet de
laine multicolore à pompon qui ne le quittera plus jamais. Quand il l’ôte pour
saluer, on observe qu’il s’est rasé le crâne car Émile, il faut bien
l’admettre, commence à perdre ses cheveux. Comme photographes et journalistes se
ruent sur lui, il leur répond en bon français mais sur un ton moins victorieux
qu’il y a six mois : à son avis, dit-il, c’est Kuts qui devrait le battre
demain à l’hippodrome de Vincennes. Ce Kuts est un fort beau garçon, marin de
la flotte soviétique de son état, beaucoup plus entraîné qu’Émile qui prétend
ne pas l’être et puis surtout, il faut l’admettre aussi, plus jeune.
    Mais, le lendemain, Kuts n’a même pas pu menacer Émile.
Devant une foule de vingt mille personnes, d’abord un peu long à se mettre en
action, Émile a ensuite couvert la distance à toute allure, galopant encore
loin devant les autres entre une double haie de spectateurs. Service d’ordre
débordé, piste envahie, triomphe de base. Changeant encore d’avis, les
chroniqueurs se demandent si les années pourront altérer sa cadence, et Kuts
lui-même observe que jamais il n’a été aussi fort. Quant à Émile, il se dit
prêt à revenir dans deux mois à Paris où, cette fois, sa curiosité ne l’a
poussé qu’à faire un petit tour du côté de la place Pigalle.
    Dans cette perspective de retour – et dans celle des Jeux de
Berne –, il se lance dans un stage de préparation de plusieurs semaines à Stara
Boleslav où il se sent toujours très bien. A l’issue du stage, conférence de
presse à l’hôtel Palace où résident les journalistes. Questionné sur sa forme
si constante, le doux Émile, comme on l’appelle souvent, ne cache pas qu’elle
l’étonné lui-même. Mais je ne me fais pas d’illusions, dit-il pour la première
fois, je sais que je vais doucement vers mon déclin. De toute façon je ne vise
que le record des dix mille mètres. Pour les cinq mille, je ne vais plus assez
vite. Et quant au marathon, c’est une épreuve qui ne me plaît pas
beaucoup : on s’y ennuie franchement trop. En attendant, je vais retourner
à Paris. Et en effet, à Prague, le ministère des sports et de la culture a
donné son accord pour une invitation au stade Yves-du-Manoir de Colombes, sur
avis favorable de la Maison centrale de l’armée.
    Mais pendant son dernier séjour en France, Émile a accordé
un entretien à un quotidien de son pays, le Svobodne Slovo, organe d’une
petite formation satellite du Parti, censée faire croire que le pluralisme
existe et dont le directeur collabore avec la police politique. Camarade, lui a
demandé le journaliste, pourrais-tu d’abord nous dire comment tu te sens ?
Ça va, a répondu Émile, ça va bien, mais je crois que je suis arrivé à un
niveau où tout progrès m’est très pénible. Bien, a noté le journaliste,
pourrais-tu maintenant donner pour nos lecteurs tes impressions sur Paris ?
Bien sûr, a dit Émile qui pense à autre chose, n’est pas très à ce qu’il fait.
Alors allons-y, a dit le journaliste. Donc, Paris, qu’est-ce que tu en as
pensé ?
    Ma foi, a répondu Émile avec désinvolture, Paris, tu sais,
il n’y a vraiment pas grand-chose à voir. Pigalle, bien sûr, pas mal. Et puis
les filles, évidemment, de sacrément belles filles. On en voit plein de photos
dans les journaux, de ces filles splendides. Et puis il y a le vin,
naturellement. Mais aussi qu’est-ce qu’il y a comme boutiques dans ce pays, dis
donc, je n’avais jamais vu ça, des commerces il y en a partout.
    Très bien, camarade, merci, dit le journaliste en refermant
son calepin. Je serai heureux de transcrire tes intéressants propos comme ils
le méritent.
    Propos qui, retranscrits en effet dans son journal,

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