Courir
suis très content. Je prendrai beaucoup
de plaisir à les battre, insiste-t-il en découvrant encore plus de dents que
jamais. Tout simplement. Il est agaçant, quelquefois.
Sao Paulo : à l’hôtel où descendent les athlètes
étrangers, son habituelle curiosité le fait se ruer aussitôt dans la salle de
bains de sa chambre. Il ouvre un robinet, sort de sa poche son carnet Riz La
Croix, roule plusieurs feuilles en boulettes qu’il jette au fond du lavabo.
C’est qu’on lui a parlé de la loi de Coriolis et il veut vérifier s’il est vrai
que, dans l’hémisphère Sud, l’eau tourne dans le sens inverse que dans le Nord
avant de s’écouler par la bonde. C’est pourtant vrai, bon Dieu. Émile n’en
revient pas. Redescendu dans le hall, où tout le monde se bouscule pour
l’attendre et tenter de l’apercevoir, il se prête en souriant aux interviews,
aux demandes d’autographes, il fraternise avec ses concurrents.
Personne n’a l’air de douter plus que lui de sa victoire,
bien que se pose une petite question technique. Car cette épreuve, disputée
dans la nuit qui sépare une année de la suivante, est longue de sept kilomètres
très accidentés mais surtout courue par plus de deux mille partants. Or tout le
problème est là : se dégager de cette meute. S’en extraire assez tôt pour
ne pas être débordé. Démarrer vite en se fatiguant trop tôt risque de compromettre
la fin de la course, et partir prudemment expose à se retrouver noyé dans le
tas. Bon, dit Émile, on verra. En attendant, il se renseigne aux bureaux de la Gazeta Esportiva, journal organisateur de la manifestation. Et pour le
départ, s’inquiète-t-il, ça se passe comme d’habitude au pistolet, je suppose.
Non, lui dit-on, vous partez aux derniers accents de l’hymne national
brésilien. Bon mais dites-moi, demande Émile, je suppose qu’on le trouve dans
le commerce, cet hymne. Et il achète le disque et il l’apprend par cœur. On
n’est jamais trop sûr.
Pour éviter les faux départs et les élans prématurés, on a
donc décidé d’exécuter l’hymne national avant le coup de pistolet qui doit
ponctuer la dernière note. Mais, lancé par un farceur, un pétard inconsidéré
sème le trouble dans les esprits : pris pour le signal attendu, il
déclenche l’immense cohorte en plein milieu de l’hymne et ça y est, tout le
monde s’y met. Émile a choisi de prendre aussitôt la tête devant un million de
personnes frénétiques et sous un feu d’artifice géant, dans un assourdissement
de clameurs, de trompes, de sirènes et de cornes, de fusées, de pétards
explosant partout, d’orchestres en plein air qui saluent au passage les
coureurs, ceux-ci étant contraints de se frayer un chemin parmi les guirlandes,
les lampions et les flashes, dans le passage étroit que leur laissent les
spectateurs.
Mais tout cela se déroule sans trop de mal avant que, dans
la côte finale extrêmement raide, la Locomotive tchèque s’envole, se transforme
en funiculaire et gagne évidemment, très loin devant tout le monde, pulvérisant
d’une minute le record de l’épreuve. Le ravissement devant sa personne est
encore à son comble et, le soir, lors de la réception donnée au siège de la Gaze ta Esportiva, la bousculade est à ce point monstre qu’Émile, sous
peine de périr étouffé, doit sortir de l’immeuble par une porte dérobée.
Le lendemain, la pluie tombe, Émile attrape un rhume qui
vire en grippe et doit rester se reposer à l’hôtel : il refuse dix
invitations par jour pendant qu’on livre dans sa chambre deux cents kilos de
médailles, de coupes et de statues. Mais, enchanté de l’enthousiasme brésilien,
il promet de revenir l’an prochain, pensant pouvoir compter sur ses autorités
de tutelle : en lui autorisant ce déplacement, sa victoire à Sao Paulo a
donné à la Tchécoslovaquie la popularité qu’elle espérait, semblant avoir
changé de politique à cet égard. Puis de retour en Europe, avant de regagner
Prague, Émile passe une nuit dans un hôtel des bords de Seine à Paris, où il
promet aussi de revenir dans six mois.
En attendant, il est devenu l’homme à abattre, la référence
absolue, l’étalon-or de la course de fond. On peut même se demander,
s’interrogent gravement les chroniqueurs, s’il ne commet pas une grosse erreur
psychologique en battant les records du monde à une cadence inlassable. Car
enfin, maugréent-ils, il va bien arriver un jour où
Weitere Kostenlose Bücher