Crépuscule à Cordoue
en déclarant :
— La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, j’étais dans mon pays et vous étiez des touristes. C’était lors d’un souper.
Je gardais les yeux braqués sur les reliefs de leur repas. Norbanus enfouit son groin dans sa coupe, sans manifester la moindre intention de m’offrir du vin.
— Je m’appelle Falco, ajoutai-je.
Ils ne tentèrent pas non plus de croiser mon regard. Ni de se regarder l’un l’autre. Soit ils se rappelaient que je leur avais été présenté au Palatin, soit ils avaient tout de suite deviné que j’étais l’agent pas vraiment secret venu enquêter sur le cartel.
— Donc, poursuivis-je, car ils ne faisaient pas mine de vouloir prendre la parole, tu es le respectable marinier Cyzacus, et toi, le célèbre négociateur Norbanus. Deux hommes assez importants pour avoir été invités à Rome par l’éminent Quinctius Attractus.
— L’éminent lèche-bottes ! commenta Norbanus d’une voix forte.
Cyzacus le gratifia d’un regard indulgent. Le mépris affiché par le négociateur n’était pas destiné au seul sénateur, mais à tout ce qui était romain en général. Y compris moi, bien sûr !
— L’éminent manipulateur très certainement, dis-je franchement. Je suis moi-même républicain et j’appartiens à la plèbe. Je serais donc très heureux d’apprendre que le sénateur et son fils ont quelque chose à se reprocher.
Ils restèrent silencieux.
— J’ai parlé à tes garçons, précisai-je à Cyzacus.
Je me disais qu’ils n’avaient pas eu le temps de communiquer avec lui en un laps de temps aussi court, et j’espérais qu’il allait s’inquiéter à la pensée de ce qu’ils m’avaient raconté.
— J’en suis heureux pour toi, déclara-t-il sans se démonter. Mes garçons vont bien ?
— Ils avaient l’air très occupés.
— Eh bien, ça les change ! ironisa-t-il.
Ces deux-là essayaient de me donner le change, de se faire passer pour des hommes qui disaient ce qu’ils avaient sur le cœur en renonçant aux euphémismes. Mais j’étais incapable de croire que ce vieil homme réfléchi aurait confié ses affaires à ses deux fils s’il n’avait pas eu pleinement confiance en eux. J’étais certain que, maintenant que le fils légitime paraissait avoir renoncé à sa carrière de poète, ils travaillaient tous les trois en étroite association. Et les deux garçons m’avaient paru loyaux l’un envers l’autre et envers leur père.
— Cyzacus junior m’a parlé de sa carrière littéraire, soulignai-je, et Gorax était très préoccupé par ses poussins. Ils m’ont expliqué que tu étais allé à Rome pour régler des problèmes d’exportation.
— J’étais surtout à Rome pour répondre à une invitation, assura posément le vieil homme. (En réalité, il me défiait. Il savait pertinemment que je ne pouvais rien prouver.) Attractus m’a invité et a payé mes frais.
— C’est généreux de sa part !
— Il ne sait pas quoi faire de tout son argent, croassa Norbanus qui avait l’air de penser que le sénateur était le dernier des crétins.
Les deux hommes voulaient me faire croire qu’ils avaient accepté un voyage gratuit sans avoir l’intention de donner quoi que ce soit en retour. C’était d’autant plus incroyable qu’étant donné leur métier à tous les deux, ils pouvaient se rendre à Rome quand ils le souhaitaient sans que cela leur coûte personnellement un sesterce.
— Je veux bien croire qu’Attractus apprécie particulièrement votre conversation et votre humour à tous les deux, déclarai-je. Mais vu le nombre de Bétiques à qui il a payé le voyage et offert l’hospitalité, je suis tout de même persuadé qu’il attend quelque chose en échange. Devenir le roi sans couronne de Bétique ?
— Ça, il l’est déjà ! railla Norbanus. Mécène de Cordoue et d’Hispalis. Représentant des producteurs d’huile d’olive au Sénat, grand manitou des mines de cuivre…
Depuis ma triste aventure dans l’une d’elles, entendre parler de mines me déprimait toujours. Je changeai donc rapidement de sujet :
— De quelle partie de la Gaule viens-tu ?
— De Narbonne, près de la frontière avec l’Hispanie.
— Je crois que tu t’es spécialisé dans le transport de l’huile d’olive… Seulement entre ici et Rome ?
Ma question lui arracha un ricanement méprisant.
— Tu n’as pas l’air de connaître grand-chose au marché.
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