Crépuscule à Cordoue
capable de garder des agents dans le flou le plus complet, mais sous Vespasien, payer deux personnes pour un même travail était totalement exclu. Ce qui signifiait que deux départements différents se trouvaient mêlés à cette histoire. Læta m’avait expédié en Bétique sans savoir qu’Anacrites avait déjà confié cette mission à quelqu’un d’autre. Et nos objectifs pouvaient être similaires, ou complètement opposés. Je n’étais pas loin de croire que j’allais être la victime d’une rivalité entre les services du palais.
Il m’apparaissait tout aussi clairement que je n’y pouvais rien. Contacter Rome prendrait beaucoup trop de temps. Je n’avais d’autre choix que de poursuivre mon voyage vers Hispalis et faire de mon mieux une fois là-bas. Mais si nous étions deux à poursuivre le même but, j’allais devoir me montrer extrêmement vigilant ; sinon la récompense pourrait m’être soufflée sous le nez.
Beaucoup de questions me trottaient toujours dans la tête, et je ne trouvais pas les réponses. Je me demandais par exemple pourquoi Licinius Rufius était aussi pressé de voir le proconsul. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser le vieil homme à venir en ville à une heure aussi matinale, en compagnie de son petit-fils à la si triste mine ?
T ROISIÈME PARTIE
Hispalis – Cordoue – Monts Mariana
73 après Jésus-Christ : mai
Quelle différence cela fait-il, ce qui s’entasse dans le coffre-fort d’un homme ou dans ses granges, le nombre de têtes de bétail qui paissent dans ses champs, ou combien d’argent il prête avec usure, s’il demeure envieux de ce que possèdent les autres et ne se préoccupe que de ce qu’il ne possède pas encore et non de ce qui est déjà à lui ? Vous vous demandez quelle limite doit être fixée à la fortune ? Il faut, d’abord, posséder l’essentiel, ensuite, le nécessaire.
Sénèque
41
Trois matins plus tard, je me retrouvai attablé dans une taverne d’Hispalis. Chacun de mes muscles était douloureux et avait une manière particulière de se rappeler à mon bon souvenir ; j’avais d’odieuses ampoules dans un endroit que la décence m’interdit de préciser ; et mon cerveau était tout aussi fatigué.
Il commençait à faire chaud à Hispalis. Au cœur de l’été, cette petite ville allait devenir une des plus brûlantes de l’Empire. L’enfant que j’avais conçu inconsidérément plusieurs semaines auparavant serait né. Et la naissance pourrait très bien se produire avant que nous ne quittions la Bétique. Je pouvais déjà imaginer les réactions de nos deux familles. J’avais l’impression d’être un homme condamné.
Je tentai vainement de trouver une position moins douloureuse sur le banc. J’étais installé dans un établissement très calme, près de la porte sud-ouest de la cité, à portée d’odeur des quais. Le silence me permettait de réfléchir. Et mal manger dans une gargote vide me laissait presque croire que j’étais au pays – en train de me rendre malade en avalant une salade douteuse dans une taverne de l’Aventin. À cette pensée, je ne pus m’empêcher de sourire. Juste à ce moment-là, quelques personnes armées de tambourins s’approchèrent de moi. Ayant deviné ma qualité de touriste, elles avaient l’intention de me gratifier d’une sérénade bruyante. J’avais très envie de m’éloigner rapidement, mais mes membres fourbus me refusaient tout service.
Quiconque a vécu à Rome a appris à ignorer les demandes pressantes des mendiants. Je m’appuyai prudemment contre le mur, pour éviter de me faire voler ma bourse par-derrière. Mettant beaucoup de cœur à l’ouvrage, ces fichus musiciens faillirent me rendre sourd pour de bon. Un volet s’ouvrit dans une maison voisine et quelqu’un hurla aux ménestrels d’aller se perdre ailleurs. Ils s’éloignèrent effectivement et le volet se referma. Je rassemblai alors tout mon courage pour terminer ma salade.
Hispalis était la troisième ville de Bétique après Cordoue et Gades. J’avais abordé la cité par l’est, en suivant l’aqueduc. Épuisé, je m’étais engagé dans la rue principale et j’avais découvert un forum moderne, pourvu d’une salle de réunion et de thermes. Très approprié, pensai-je : après avoir été plongés dans une réunion politique nauséabonde, les gens pouvaient tout de suite se laver.
Le lendemain matin, en quittant le mansio où j’avais
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