Crucifère
eu le temps de vivre.
— Je dois comprendre, dit-elle. Je veux savoir. Bientôt, je vais rentrer en France. Je ne reviendrai probablement plus jamais ici, dans cette Terre absolue que même les princes chrétiens se disputent. Qui sait ? Peut-être que, moi aussi, ma tante me protégera des effluves des marais ?
Gargano bâilla encore une fois, puis dit :
— Très bien. Je te connais, tu ne renonceras pas. Alors écoute-moi bien…
Cassiopée releva la tête, pour regarder son parrain.
— Avant d’aller dans ces marais, tu dois te rendre à Constantinople, chez Constantin Coloman.
— Je doute qu’il accepte de me revoir. Dois-je te rappeler qu’il m’a bannie de son académie ?
— Il s’agit simplement de t’introduire dans son palais.
— Dans l’Œil de la Terre ? La forteresse de Coloman lui-même ? Là où se forment les meilleurs guerriers du monde ?
Gargano hocha gravement la tête.
— Justement, tu as bénéficié de la meilleure formation qui soit. Alors, il est temps de la mettre à profit. Puisque tu es résolue à arpenter ces marais – en attendant le retour de Chefalitione –, voici ce que je te propose. Je vais t’accompagner dans les parages de Constantinople, où Kunar Sell et moi te dirons quoi faire…
Emmanuel fit un pas en avant.
— Si vous le permettez, je viendrai moi aussi.
— Je croyais que vous deviez rejoindre votre ordre ? s’étonna Cassiopée.
Emmanuel eut un léger sourire, et répondit qu’il l’avait fait. Il était allé trouver le frère chevalier en charge de la douzaine d’Hospitaliers qu’Alexis de Beaujeu avait envoyés au Krak, pour se mettre à son service. Ses ordres avaient été on ne peut plus simples : « Gardez Crucifère ! Il n’est pas question que cette épée tombe entre les mains de Guy de Lusignan. »
— Autrement dit, j’ai reçu l’ordre d’escorter la porteuse de l’épée, où qu’elle aille.
Plantant son regard dans celui de Cassiopée, il lui demanda néanmoins :
— Si vous le permettez, répéta-t-il.
— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit-elle.
L’ŒIL DE LA TERRE
49.
« Elle, le malheur la rend audacieuse. »
(OVIDE,
Les Métamorphoses.)
L’Œil de la Terre était plus qu’une simple forteresse.
Avant de servir de palais à Coloman, l’immense bâtisse aux mille et une colonnes avait été la résidence des basileus. Des empereurs y étaient morts assassinés, des centaines de princes et princesses y avaient été conçus, dans des chambres assez grandes pour tenir lieu de maison à de riches marchands. Les marbres les plus roses, les ors les plus brillants, avaient été utilisés pour sa construction lorsque Constantin avait choisi de transférer la capitale de son empire de Rome à Byzance – rebaptisée Constantinople.
C’était au IV e siècle après l’incarnation de Notre-Seigneur. Depuis, près de neuf siècles s’étaient écoulés. Presque mille ans, durant lesquels l’Œil de la Terre avait incarné la puissance et la gloire d’un empire à nul autre pareil.
Mais, à partir de la dynastie des Comnène, les basileus avaient installé leur trône au palais des Blachernes, au nord-ouest de la ville. C’était là que Manuel Comnène avait reçu Guillaume de Tyr et Amaury I er de Jérusalem. Là qu’Isaac Ange – le basileus actuel – accueillait en ce moment même des émissaires de Saladin. Car, après avoir longtemps soutenu l’action des Francs de Terre sainte, Constantinople favorisait maintenant les Sarrasins. Après tout, ceux-ci étaient ses plus proches voisins. Ceux avec qui il lui faudrait cohabiter pour les siècles à venir, les Francs risquant à tout moment d’être boutés hors de Terre sainte. D’ailleurs ils n’y contrôlaient plus qu’un maigre littoral, qu’ils se disputaient en braillant.
— Sans toutes nos dissensions internes, peut-être que nous aurions encore Jérusalem, remarqua amèrement Emmanuel.
— Sans toutes leurs dissensions internes, jamais les Sarrasins n’auraient perdu Jérusalem, dit Cassiopée en souriant.
Emmanuel lui rendit son sourire et s’approcha d’elle. Ils se trouvaient en compagnie de Kunar Sell et de Gargano, dans une petite charrette arrêtée au sommet d’une haute colline boisée. Le long bras parfumé du Bosphore s’enroulait autour d’elle, avec sur son autre rive les lumières des bâtisses et des centaines d’églises de Constantinople.
— Je vous parie que ces
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