Crucifère
dehors des khans, leur seul repère était le disque du soleil. Chose étrange, celui-ci diminuait jour après jour en taille et en intensité, se contentant de n’effectuer qu’un court et timide tour au-dessus de l’horizon. Comme s’il savait qu’il n’était pas le bienvenu ici.
— Ténébrooc, ou la Tartariie, apprit un soir Rufinus à Cassiopée, c’est cet endroit que les Anciens surnommaient le « Val ténébreuux ».
— Tu connaissais ?
— Oui. Enfin, un peu. J’ai lu des liivres à ce suujet, il y a longtemps. Mon pèère avait voulu nous mettre en gaarde, mon frère et moi, contre la présence du Maal… « L’Enfer n’est paas réservé qu’aux moorts ! » avait-il coutuume de dire. « Ceux qui devront y séjoourner portent en eux, dès leurs premiers instants de viie, l’empreinte de ce lieu maudiit… »
— C’est curieux. Si nous sommes, comme tu le prétends, en Enfer, pourquoi n’y a-t-il pas de démons ? On n’a même pas vu de gardiens.
— Pas de Cerbèère…
— Ni de Charon. Je n’ai pas souvenir d’avoir franchi une frontière… Surtout, je m’attendais à des torrents de lave et à des roches incandescentes, un peu comme au fond du Vésuve. Pas à voyager en plein jour à la lumière de torches.
— En plein jour ? intervint Simon. Il fait nuit depuis si longtemps que nous ne savons plus si c’est le jour ou la nuit. Tu parles de journée, mais c’est peut-être la nuit. Ou l’inverse.
— Tu connais bien cet endroit, dirait-on ?
— J’ai l’impression d’y être né, avoua Simon.
Et c’était vrai. Si c’était là l’Enfer, alors il y était né. Un lieu où vos frères passaient toujours avant vous. Un lieu où vous n’existiez pas. Où vous étiez considéré comme quelqu’un de trop – ou au mieux quantité négligeable. Simon le peu. Simon le petit. Simon le pas-grand-chose. Simon qui aurait dû mourir puisqu’il avait causé, en naissant, la mort de sa mère… « Sauf qu’au moment de rendre son dernier soupir, mon père était bien content de m’avoir, ses quatre autres fils étant morts. Voilà ce que j’ai été pour lui. Un vulgaire héritier, chargé d’assurer sa survie dans l’au-delà… »
Le goût amer que Cassiopée reprochait à leurs repas, Simon le leur avait toujours trouvé. Le manque de lumière, Simon l’avait toujours éprouvé – même en Terre sainte. Il n’y avait eu qu’au contact de Morgennes – ou, avant lui, de l’Assassin Wash el-Rafid ou de Renaud de Châtillon – que Simon avait eu le lumineux sentiment d’avoir enfin trouvé sa voie. D’être considéré. L’Enfer, c’était découvrir sa famille attablée pour dîner, sans que personne se soit soucié de vous appeler pour le repas. L’Enfer, c’était ne jamais avoir de fauteuil où s’asseoir à côté des siens. L’Enfer, c’était s’entendre dire que le caveau des Roquefeuille – où votre père et vos ancêtres reposaient – ne pourrait pas vous héberger parce qu’on avait donné votre emplacement à une cousine éloignée. L’Enfer, c’était devoir apprendre le métier des armes en cachette de ses frères, qui tous avaient été placés comme écuyers auprès d’un chevalier ami de la famille. C’était mentir aux officiers de la commanderie de Templiers dont vous aviez forcé l’entrée en disant : « C’est mon père qui m’envoie… »
C’était souffrir au point d’entendre en permanence son cœur pleurer, sa tête crier.
C’était avoir un tel besoin de revanche sur le monde et les siens que rien, jamais, ne pourrait l’assouvir. C’était, surtout, se savoir damné.
Il portait le poids de sa souffrance depuis si longtemps qu’il en avait le dos courbé.
Alors, en cet endroit où le ciel était si bas qu’il ressemblait à la voûte des mines, oui, Simon était chez lui.
Pourtant, ils n’étaient pas encore arrivés en Enfer.
Pas tout à fait.
Mais ainsi que le vieil Héraclius de Jérusalem l’avait expliqué à Rufinus, les steppes qui le bordaient portaient en elles, dès leurs premiers arpents, l’empreinte de ce lieu maudit. Et une frontière existait.
28.
« Aux confins de la Perse, devers la Tramontane, il y a une grandissime plaine où se trouve l’Arbre Seul, que les Chrétiens nomment l’Arbre Sec. »
(MARCO POLO,
Le Devisement du monde.)
Le signe qu’espérait Cassiopée se présenta un jour – ou une nuit – sous la forme d’un arbre. Un arbre
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