Dans le jardin de la bête

mais apporta une exceptionnelle moisson de nouveaux secrets. Au début du mois, Hitler et Blomberg, le ministre de la Défense, apprirent que le président Hindenburg était tombé malade, gravement, et avait peu de chances de survivre à l’été. Ils n’ébruitèrent pas la nouvelle. Hitler briguait l’autorité présidentielle que possédait encore Hindenburg et projetait, à la mort du président, de réunir en sa seule personne le rôle de chancelier et celui de président, acquérant ainsi le pouvoir absolu. Mais deux obstacles potentiels demeuraient : la Reichswehr et les SA de Röhm.
    À la mi-avril, Hitler se rendit en avion  4  à la base navale de Kiel et embarqua à bord d’un cuirassé de poche, le Deutschland , pour un voyage de quatre jours, accompagné par Blomberg, l’amiral Erich Raeder, commandant en chef de la marine, et le général Werner von Fritsch, membre du haut commandement de la Wehrmacht. Les détails sont peu nombreux, mais apparemment, dans le confinement intime du bâtiment, Hitler et Blomberg établirent un marché secret, un véritable pacte diabolique, dans lequel Hitler liquiderait Röhm et les SA en échange du soutien de l’armée pour son accession au pouvoir présidentiel au moment de la mort de Hindenburg.
    Le marché était d’une valeur inestimable pour Hitler, car désormais il pourrait aller de l’avant sans avoir à s’inquiéter de ce que ferait l’armée.
    Dans l’intervalle, Röhm réclamait avec de plus en plus d’insistance le pouvoir sur l’armée nationale. En avril, au cours d’une de ses promenades matinales à cheval au Tiergarten, il considéra un groupe de notables nazis qui passaient puis se tourna vers son compagnon : « Regarde ces gens là-bas  5 . Le Parti n’est plus une force politique ; il se transforme en un hospice de vieillards. Des gens comme ça… On devrait s’en débarrasser en vitesse. »
    Il n’hésitait plus à exprimer son mécontentement. Lors d’une conférence de presse, le 18 avril, il déclara : « Les réactionnaires, les conformistes bourgeois  6 , nous avons envie de vomir quand nous pensons à eux. »
    Il ajouta : « Les SA sont la révolution nationalesocialiste. »
    Cependant, deux jours plus tard  7 , une annonce du gouvernement sembla affaiblir les déclarations de Röhm au sujet de sa propre importance : tous les SA avaient reçu l’ordre de partir en permission pour le mois de juillet.
     
    Le 22 avril, Heinrich Himmler désigna son jeune protégé, Reinhard Heydrich, âgé de tout juste trente ans, pour occuper le poste de Diels à la tête de la Gestapo. Heydrich était blond, grand, svelte, et passait pour être bel homme, sauf qu’il avait une tête oblongue et les yeux trop rapprochés. Il avait presque une voix de fausset, en curieux décalage avec sa réputation d’arrogance et de cruauté. Hitler le surnomma « l’homme au cœur de fer »  8 , et cependant Heydrich était censé jouer du violon avec une telle passion qu’il pleurait en exécutant certains passages. Tout au long de sa carrière, il dut répondre à des rumeurs au sujet de ses prétendues origines juives, malgré une enquête d’une commission d’évaluation du Parti qui affirma l’absurdité de ces allégations.
    Avec le départ de Diels, la Gestapo se débarrassa de ses dernières traces de civilité. Hans Gisevius, le mémorialiste de la Gestapo, comprit aussitôt que, sous Himmler et Heydrich, la Gestapo subirait un changement de nature : « Je pouvais très bien me risquer  9  à me battre contre Diels, le play-boy instable qui, conscient d’être un dissident, avait bon nombre d’inhibitions qui l’empêchaient de commettre des coups bas. Mais dès que Himmler et Heydrich sont entrés dans l’arène, j’aurais dû me retirer prudemment. »
     
    Vers la fin avril, le gouvernement  10  révéla enfin au public l’état de santé déplorable de Hindenburg. Brusquement, la question de la succession faisait l’objet de conversations pressantes partout. Tous ceux qui connaissaient l’abîme grandissant entre Röhm et Hitler comprenaient qu’un nouvel élément de suspense accélérait désormais le tempo.

37
    L ’ŒIL DE M OSCOU
    P endant que tous ces événements se déroulaient, la famille Dodd avait attiré l’attention des espions d’un autre pays. En avril, les relations de Martha et Boris n’avaient pas échappé aux supérieurs de ce dernier au NKVD.