Dans le jardin de la bête
dans son journal. Mais comment les lui ferai-je parvenir sans qu’elles soient lues par des espions ? »
Dodd repartit pour Berlin. Dans son journal, le vendredi 29 octobre, il se montre bref mais éloquent : « De nouveau à Berlin 24 . Qu’y puis-je ? »
Il ne se rendait pas compte que Roosevelt avait cédé à la pression du Département d’État et du ministère allemand des Affaires étrangères, et avait donné son accord pour que Dodd quitte Berlin avant la fin de l’année. Dodd fut sidéré quand il reçut un télégramme laconique de Hull le matin du 23 novembre 1937, portant la mention « strictement confidentiel », qui déclarait : « Bien que le président regrette tout désagrément personnel 25 que cela pourrait vous occasionner, il m’a chargé de vous demander de faire en sorte de quitter Berlin, si possible pour le 15 décembre, et, en tout cas, pas plus tard que Noël, en raison des complications que vous connaissez et qui risquent de s’aggraver. »
Dodd protesta, mais Hull et Roosevelt ne lâchèrent pas prise. Dodd réserva deux places pour sa femme et lui à bord du Washington qui levait l’ancre le 29 décembre 1937.
Martha avait embarqué pour les États-Unis deux semaines plus tôt, mais d’abord elle et Boris eurent le temps de se retrouver à Berlin pour se dire adieu. Pour ce faire, écrit-elle, il quitta sans autorisation son poste à Varsovie. Ce fut un interlude romantique et poignant, au moins pour elle. Elle lui déclara de nouveau son désir de l’épouser.
Ce fut leur dernière rencontre. Boris lui écrivit de Russie le 29 avril 1938 : « Jusqu’à ce jour, je garde le souvenir 26 de nos dernières retrouvailles à Berlin. Quel dommage que ce fût seulement pour deux nuits. Je veux prolonger ce moment pour le reste de nos vies. Tu as été si bonne et si gentille avec moi, ma chérie. Je ne l’oublierai jamais… Comment s’est passé le voyage ? Un jour nous traverserons l’océan ensemble et, tous les deux, nous regarderons les vagues éternelles et nous sentirons notre amour infini. Je t’aime. Je te sens en moi, je rêve de toi et de nous deux. Ne m’oublie pas. Bien à toi, Boris. »
De retour aux États-Unis, fidèle à elle-même sinon à Boris, Martha rencontra Alfred Stern, un New-Yorkais de sensibilité progressiste dont elle tomba promptement amoureuse. Son aîné de dix ans, mesurant un mètre soixante-quinze, il était beau, riche, et avait obtenu un règlement confortable pour son divorce avec une héritière de l’empire Sears Roebuck. Ils se fiancèrent 27 et, avec une rapidité époustouflante, se marièrent le 16 juin 1938, bien que des coupures de presse indiquent qu’il y eut une seconde cérémonie, plus tard, dans la ferme de Round Hill, en Virginie. Elle portait une robe de velours noir avec des roses rouges. Des années plus tard, elle écrivit que Stern était le troisième et dernier grand amour de sa vie.
Dans une lettre datée du 19 juillet 1938, elle parla de son mariage à Boris : « Tu sais, mon chéri 28 , que tu as représenté plus dans ma vie que quiconque. Tu sais aussi que, si on a besoin de moi, je serai prête à venir dès qu’on m’appelle. […] Je regarde vers l’avenir et je te vois de retour en Russie. »
Quand la lettre arriva en Russie, Boris était mort, exécuté, comme d’innombrables agents du NKVD qui étaient tombés, victimes de la paranoïa de Staline. Martha apprit plus tard que Boris avait été accusé de collaborer avec les nazis. Elle qualifia l’accusation d’« insensée ». Longtemps après, elle se demanda si ses relations avec lui, surtout leur dernière rencontre non autorisée à Berlin, avaient contribué à sceller son destin.
Elle ne sut jamais que la dernière lettre de Boris 29 , dans laquelle il affirmait rêver d’elle, était un faux, qu’il avait rédigé sous les ordres du NKVD peu avant son exécution, afin que la mort de son ex-amant n’entame pas sa sympathie pour la cause soviétique.
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Q UAND VINRENT
LES TÉNÈBRES
U ne semaine avant son départ pour les États-Unis, Dodd donna un discours d’adieu lors d’un déjeuner à la chambre de commerce américaine, où, quatre ans plus tôt, il avait pour la première fois déclenché le courroux des nazis par ses allusions aux anciennes dictatures. Le monde, déclara-t-il, « doit se rendre à la triste évidence 1 que, à une époque où la
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