Dans le jardin de la bête
litt. : « Risquant d’être à la charge de la société. » Cette clause figurait dans l’Immigration Act de 1917. ( NdT. )
** La campagne d’Appomattox, en Virginie, avec la reddition du général confédéré Robert E. Lee et de son armée en mars-avril 1865, marque la fin de la guerre de Sécession. ( NdT .)
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P REMIÈRE NUIT
M artha continua à pleurer 1 par intermittence pendant la majeure partie des deux jours suivants – « copieusement et sentimentalement », selon ses propres termes. Elle n’était pas en proie à l’angoisse, car elle avait accordé peu de réflexion à ce que pouvait représenter la vie dans l’Allemagne hitlérienne. Elle pleurait plutôt sur tout ce qu’elle laissait derrière, les gens et les lieux, ses amis et son emploi, le confort familial de la maison de Blackstone Avenue, son charmant Carl, tout ce qui donnait « une valeur inestimable » à la vie qu’elle avait menée à Chicago. Si elle avait besoin de prendre la mesure de ce qu’elle allait perdre, sa soirée d’adieu lui en avait donné l’occasion. Elle était assise entre Sandburg et un autre ami proche, Thornton Wilder.
Progressivement, son chagrin s’apaisa. La mer était calme, les journées lumineuses. Elle se lia avec le fils de Roosevelt, ils dansèrent et burent du champagne. Ils comparèrent leurs passeports, celui du jeune homme indiquant sobrement : « fils du président des États-Unis », celui de Martha, un peu plus prétentieux, avec la formule : « fille de William E. Dodd, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire des États-Unis en Allemagne ». Son père exigeait qu’elle vienne avec son frère passer au moins une heure par jour dans sa cabine de luxe pour l’écouter lire à haute voix en allemand afin qu’ils acquièrent un sens de la musique de la langue. Il paraissait d’une solennité exceptionnelle et Martha le sentait d’une nervosité inhabituelle.
Pour elle, cependant, la perspective de l’aventure qui les attendait balaya bientôt tout sentiment d’inquiétude. Elle savait peu de choses de la politique internationale et, de son propre aveu, ne se rendait pas compte de la gravité de ce qui se jouait en Allemagne. Elle voyait en Hitler « un clown 2 qui ressemblait à Charlie Chaplin ». Comme beaucoup d’autres à l’époque, aux États-Unis et ailleurs dans le monde, elle ne pouvait imaginer qu’il resterait longtemps en place ni le prendre au sérieux. S’agissant de la situation des Juifs, elle était partagée. Inscrite à l’université de Chicago 3 , elle avait connu « La propagande subtile et sous-jacente parmi les étudiants en première année » qui prônaient l’hostilité à l’égard des Juifs. Martha constata « que même beaucoup de professeurs supportaient mal l’intelligence brillante de certains de leurs collègues ou étudiants juifs ». Elle précise pour elle-même : « J’étais légèrement antisémite 4 en ce sens : j’acceptais l’idée que les Juifs n’étaient pas aussi séduisants physiquement que les gentils et étaient socialement moins intéressants. » Elle adhérait également au cliché selon lequel si les Juifs étaient généralement brillants, ils étalaient leurs richesses et se mettaient trop en avant. En cela, elle reflétait l’opinion d’une proportion surprenante d’Américains, comme ce fut noté dans les années 1930 par des professionnels de l’art naissant des sondages. Un relevé indiquait 5 que 41 % des personnes interrogées pensaient que les Juifs avaient « trop de pouvoir aux États-Unis », un autre indiquait qu’un cinquième voulait « chasser les Juifs hors des États-Unis ». (Un sondage effectué des décennies plus tard 6 , en 2009, a montré que le total des Américains pour lesquels les Juifs détiennent trop de pouvoir était tombé à 13 %.)
Une camarade de classe compara Martha à Scarlett O’Hara, « une enchanteresse 7 … blonde et pulpeuse, avec des yeux bleus lumineux et une peau pâle, translucide ». Elle se tenait pour écrivain et espérait faire carrière en publiant des nouvelles et des romans. Sandburg la poussait dans ce sens. « Vous en avez la personnalité 8 , assurait-il. Le temps, la solitude et le travail sont les conditions essentielles requises ; vous possédez à peu près tout le reste pour réussir tout ce qu’il vous plaira en tant qu’écrivain… » Peu après le départ de la
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