Dans le jardin de la bête
taille moyenne, mesurant environ un mètre soixante-sept – « pince-sans-rire, la voix traînante, irascible » 26 , comme le décrivit plus tard l’historien et diplomate George Kennan – s’avança d’un pas et se présenta. C’était George Messersmith, consul général, le responsable des services diplomatiques dont Dodd avait lu les dépêches interminables à Washington. Martha et son père furent immédiatement séduits, voyant en lui un homme de principe et de franchise, et un ami probable, bien que ce jugement fût amené à subir une sérieuse révision.
Messersmith se sentit dans les mêmes dispositions. « Dodd me plut d’emblée 27 , écrivit-il. C’était un homme très simple dans ses manières et son approche. » Il nota cependant qu’il « donnait l’impression d’être assez fragile ».
Dans la foule des gens venus les accueillir, ils furent aussi présentés à deux femmes qui allaient jouer un rôle important dans leur vie au cours des années à venir, l’une allemande, l’autre américaine du Wisconsin, qui était mariée à un membre d’une des plus nobles lignées d’érudits qu’ait connues l’Allemagne.
L’Allemande était Bella Fromm – « tante Voss » –, une chroniqueuse mondaine du Vossische Zeitung , un quotidien extrêmement respecté, un des deux cents journaux qui existaient encore à Berlin, et encore capable, contrairement à la plupart, de réaliser des reportages indépendants. Fromm était une belle femme bien en chair, avec un regard frappant – des yeux d’onyx sous des sourcils noirs comme deux ailes de corbeau, les pupilles en partie dissimulées sous de lourdes paupières qui donnaient une impression d’intelligence et de scepticisme. Pratiquement tous les membres de la communauté diplomatique de la ville lui faisaient confiance, de même que les hauts cadres du parti nazi, ce qui n’était pas un mince exploit étant donné qu’elle était juive. Elle affirmait avoir une source haut placée dans le gouvernement d’Hitler qui la prévenait à l’avance des actions du Reich. Elle était une amie proche de Messersmith, que sa fille, Gonny, appelait « oncle ».
Dans son journal intime, Fromm nota ses premières observations sur les Dodd. Martha, écrivit-elle, semblait être « un parfait exemple de la jeune Américaine intelligente » 28 . Quant à l’ambassadeur, il « a l’air d’un érudit 29 . Son humour m’a plu. Il est observateur et précis. Il a appris à aimer l’Allemagne quand il était étudiant à Leipzig, dit-il, et va s’efforcer de construire une amitié sincère entre son pays et l’Allemagne ».
Elle ajouta : « J’espère que lui et le président des États-Unis ne seront pas trop déçus dans leurs tentatives. »
L’autre femme, l’Américaine, s’appelait Mildred Fish Harnack, une représentante de l’American Women’s Club de Berlin. Elle était physiquement tout l’opposé de Fromm : svelte, blonde, éthérée, réservée. Martha et Mildred sympathisèrent sur-le-champ. Martha « est claire et capable 30 , écrira Mildred par la suite, et elle a un vrai désir de comprendre le monde. C’est pourquoi nos intérêts convergent ». Elle sentit qu’elle avait trouvé l’âme sœur, « une femme qui est passionnée 31 par l’écriture. C’est un inconvénient d’être seule et isolée dans son travail. Les idées stimulent les idées, et l’amour de l’écriture est contagieux ».
Martha fut tout aussi impressionnée par Mildred. « Je fus immédiatement attirée par elle » 32 , écrit-elle. Mildred présentait un mélange séduisant de force et de délicatesse. « Elle prenait son temps pour parler et exprimer ses opinions : elle écoutait sans mot dire, ses grands yeux bleu gris sérieux… pesant, évaluant, essayant de comprendre. »
Le conseiller Gordon fit monter Martha dans une voiture avec un jeune secrétaire du protocole pour l’accompagner à l’hôtel où les Dodd devaient résider jusqu’à ce qu’ils trouvent une maison à louer qui leur convienne. Ses parents firent le trajet séparément avec Gordon, Messersmith et la femme de ce dernier. L’automobile de Martha partit en direction du sud et franchit la Spree.
Elle vit des boulevards longs et droits 33 qui lui rappelèrent le plan quadrillé de Chicago, mais la similitude s’arrêtait là. Contrairement au paysage peuplé de gratte-ciel qu’elle traversait à
Weitere Kostenlose Bücher