Dans le jardin de la bête
pied chaque jour à Chicago pour se rendre à son travail, ici la plupart des immeubles étaient peu élevés, généralement d’environ cinq étages, ce qui accentuait l’impression basse et plate que donnait la ville. La plupart semblaient très vieux, mais quelques-uns détonnaient par leur modernité, avec des parois de verre, un toit plat et une façade courbe, production de Walter Gropius, Bruno Taut et Erich Mendelsohn, tous condamnés par les nazis comme décadents, communistes et, inévitablement, juifs. La ville crépitait de couleur et d’énergie. Il y avait des omnibus à impériale, les rames du S-Bahn et des trams de teintes vives dont les caténaires lançaient des étincelles bleues. Des automobiles surbaissées passaient en vrombissant, pour la plupart peintes en noir, mais d’autres étaient rouge crème et bleu foncé, dont beaucoup avaient une ligne inhabituelle : la ravissante Opel 4/16 PS, la Horch avec son arme fatale en guise d’ornement sur le bouchon de radiateur, l’arc transpercé d’une flèche, et l’inévitable Mercedes, noire, basse, bardée de chrome. Joseph Goebbels lui-même se sentit inspiré à décrire en prose l’énergie de la ville telle qu’elle se révélait dans une des avenues marchandes les plus populaires, le Kurfürstendamm, bien que dans un texte destiné à en faire non pas l’éloge mais la critique, qualifiant la rue d’« abcès » de la ville. « Les clochettes des trams tintent 34 , les bus font résonner leurs klaxons, de plus en plus bondés ; les taxis et les belles automobiles privées grondent sur l’asphalte lisse, écrivait-il. L’odeur de lourds parfums flotte. Les pastels soigneux sur les visages des femmes à la mode font sourire les filles de joie. De prétendus hommes flânent, le monocle miroitant ; de fausses pierres et de vrais joyaux étincellent. » Berlin était, poursuit-il, un « désert minéral » baignant dans le péché et la corruption, et habité par une population « emportée vers la tombe avec le sourire ».
Le jeune responsable du protocole signala divers sites sur le parcours. Martha posait une question après l’autre, sans se rendre compte à quel point elle épuisait la patience du fonctionnaire. Au début du trajet, ils s’introduisirent sur une place dominée par un immense édifice en grès de Silésie avec des tours de soixante mètres de haut aux quatre coins, construit dans ce que l’un des célèbres guides Baedeker décrivait comme « Le style surchargé de la Renaissance italienne ». C’était le Reichstags-Gebäude, dans lequel le corps législatif allemand, le Reichstag, avait siégé avant que le bâtiment fût incendié quatre mois plus tôt. Un jeune Néerlandais, nommé Marinus van der Lubbe, ancien membre du Parti communiste allemand, avait été arrêté et accusé d’avoir mis le feu avec quatre autres suspects désignés comme complices, même si, à en croire une rumeur largement répandue, le régime nazi avait lui-même perpétré l’incendie afin de susciter dans la population la crainte d’un soulèvement bolchevique et de se garantir le soutien populaire en vue de la suspension des libertés publiques et la destruction du Parti communiste d’Allemagne. Tout Berlin ne parlait que du futur procès.
Mais Martha était perplexe. Contrairement à ce que les actualités l’avaient amenée à imaginer, l’immeuble était intact. Les tours étaient toujours debout et les façades paraissaient impeccables. « Oh, je croyais qu’il avait été détruit 35 par les flammes ! s’exclama-t-elle tandis que la voiture dépassait le bâtiment. Il m’a l’air en bon état. Dites-moi ce qui est arrivé. »
Après cela et plusieurs autres sorties, dont Martha reconnut plus tard qu’elles étaient intempestives, le responsable du protocole se pencha vers elle et siffla entre ses dents : « Chut ! Ma jeune demoiselle 36 , vous devez apprendre à être vue sans être entendue. Vous ne devez pas vous exprimer autant et poser autant de questions. Ici, ce n’est pas l’Amérique et vous ne pouvez pas dire tout ce que vous pensez. »
Elle resta muette pendant le reste du trajet.
Arrivés à l’Hôtel Esplanade dans la Bellevuestrasse, une rue ombragée et charmante, Martha et ses parents furent conduits à leurs appartements, dont Messersmith s’était occupé en personne.
Dodd fut atterré, et Martha enchantée.
L’hôtel était un des
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