Dans le jardin de la bête
Haber sur le gaz toxique, il avait reçu en 1918 le prix Nobel de chimie pour avoir découvert le moyen d’extraire le nitrogène de l’air et permis ainsi la fabrication d’un engrais abondant et peu coûteux. De même que, bien entendu, la fabrication d’explosifs.
Bien qu’il se fût converti avant la Première Guerre au protestantisme, Haber tombait sous le coup des nouvelles lois aryennes, mais une exception consentie aux anciens combattants juifs lui permit de rester à la tête de l’institut. Cependant, beaucoup de scientifiques juifs dans son équipe ne pouvaient invoquer cette disposition, et le 21 avril 1933, Haber reçut l’ordre de les renvoyer. Il tenta de s’opposer à cette décision, mais trouva peu d’appuis. Même son ami Max Planck lui offrait une piètre consolation. « Dans ce profond abattement 12 , écrivit Planck, mon seul réconfort est que nous vivons à une époque de catastrophe comme c’est le cas pour toute révolution, et que nous devons supporter une grande partie des événements comme un phénomène naturel, sans se tourmenter pour savoir s’ils auraient pu tourner autrement. »
Haber ne voyait pas les choses ainsi. Plutôt que de présider au limogeage de ses amis et collègues, il démissionna.
À présent, en ce vendredi 28 juillet 1933, avec peu d’options devant lui, il se présenta à Dodd pour lui demander son aide, porteur d’une lettre de Henry Morgenthau Jr, dirigeant du Federal Farm Board de Roosevelt (et futur secrétaire du Trésor). Morgenthau était juif et plaidait pour l’accueil des réfugiés juifs aux États-Unis.
Tandis qu’il racontait son histoire, Haber « tremblait de la tête aux pieds » 13 , nota Dodd dans son journal, précisant que le récit de Haber était « l’exemple le plus triste des persécutions juives 14 qu’il m’ait été donné d’entendre ». Haber avait soixante-cinq ans, avec un cœur défaillant, et se voyait à présent refuser la pension qui lui avait été garantie par les lois de la république de Weimar, qui avait précédé la venue au pouvoir d’Hitler. « Il désirait connaître les possibilités 15 aux États-Unis pour les émigrants ayant eu de grands succès scientifiques ici, ajouta Dodd. Je pus seulement lui dire que la loi n’en offrait aucune pour le moment, les quotas étant remplis. » Dodd promit d’écrire au ministère du Travail, qui administrait les quotas d’immigration, pour demander « si une décision favorable pouvait être accordée à ce type de personne ».
Ils se serrèrent la main. Haber prévint Dodd qu’il devait se montrer prudent en parlant de son affaire à d’autres, « car les conséquences pourraient être graves ». Et puis Haber partit, petit chimiste gris qui avait été autrefois un des plus importants atouts scientifiques de l’Allemagne.
« Pauvre vieux », songea Dodd, qui se reprit, car Haber n’avait en fait qu’un an de plus que lui-même. « Un tel traitement, écrivit-il encore dans son cahier, ne peut que porter malheur au gouvernement qui fait preuve d’une pareille cruauté. »
Dodd découvrit, trop tard, que ce qu’il avait dit à Haber était tout simplement inexact. La semaine suivante, le 5 août, Dodd écrivit à Isador Lubin, responsable du Bureau des statistiques au département du Travail : « Vous savez que les quotas sont déjà remplis 16 et vous vous rendez compte sans doute qu’un grand nombre de gens de grande valeur souhaiteraient émigrer aux États-Unis, même s’ils sont obligés de sacrifier leurs biens. » À la lumière de cela, Dodd voulait savoir si le ministère du Travail avait découvert un moyen pour que « Les plus méritantes de ces personnes puissent être admises ».
Lubin fit suivre la lettre de Dodd au colonel D. W. MacCormack, commissaire à l’immigration et la naturalisation, qui répondit à Lubin le 23 août : « L’ambassadeur semble 17 avoir été induit en erreur à ce propos. » De fait, seule une petite fraction des visas assignés selon le quota allemand avait été accordée et la faute en incombait, comme le signalait clairement MacCormack, au Département d’État et aux Affaires étrangères, et à leur application excessive de la clause qui interdisait l’entrée du pays à des gens « risquant de se retrouver à la charge de la société ». Rien dans les documents de Dodd n’explique comment il en était venu à croire que
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