Dans le jardin de la bête
Nuremberg. Reynolds était déjà venu à Nuremberg et savait que les rues étaient assoupies à cette heure tardive, mais à présent, nota-t-il, ils trouvèrent la rue « pleine d’une foule excitée, en liesse ». Sa première idée fut que ces badauds participaient à une fête de l’industrie du jouet légendaire dans cette ville.
À l’hôtel, Reynolds demanda à l’accueil : « Va-t-il y avoir un défilé ? »
L’employé, joyeux et aimable, rit de si bon cœur que les pointes de sa moustache tremblaient, nota Reynolds. « Ce sera une sorte de défilé, déclara l’employé. Ils donnent une leçon à quelqu’un. »
Tous trois emportèrent leurs bagages dans leurs chambres, puis partirent à pied dans les rues pour visiter la ville et trouver quelque chose à manger.
La foule dehors avait grossi et baignait dans la bonne humeur. « Tout le monde était surexcité, riait, parlait », nota Reynolds. Il était frappé par l’attitude sympathique des gens, beaucoup plus cordiale, certainement, que celle des Berlinois. Ici, remarqua-t-il, si par erreur vous bousculiez quelqu’un, on vous adressait un sourire poli et un mot d’excuse aimable.
De loin, leur parvenait la clameur brutale qui s’intensifiait d’une foule encore plus grande et plus tapageuse s’approchant dans la rue. Ils entendaient une musique à distance, une fanfare pleine de cuivres et de bruit. La foule se pressait l’attendant avec impatience. « Nous avons entendu le rugissement du défilé à trois rues de là, des explosions de rires qui enflaient en venant vers nous avec la musique. »
Le bruit grandit, accompagné d’un éclat orange miroitant qui vacillait sur les façades des immeubles. Quelques instants plus tard, les manifestants apparurent, une colonne de chemises brunes portant torches et drapeaux. « Les Sturmtruppen, remarqua Reynolds. Pas des fabricants de poupées. »
Aussitôt derrière, le premier groupe suivait deux géants en uniforme et, entre les deux, une silhouette humaine beaucoup plus petite, et Reynolds ne put déterminer d’abord s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Les mastodontes « tantôt portaient et tantôt tiraient partie » le prisonnier dans la rue. « Il avait le crâne tondu, nota Reynolds, et son visage et sa tête avaient été enduits de poudre blanche. » Martha indiqua que son visage avait « La couleur de l’absinthe diluée ».
Ils se rapprochèrent, comme la foule autour d’eux, et, à présent, Reynolds et Martha comprirent que c’était une petite jeune femme – bien que Reynolds n’en fût pas totalement certain. « Même si la silhouette portait une jupe, cela aurait pu être un homme habillé en clown, écrit-il. La foule autour de moi hurlait devant le spectacle de cette silhouette qu’on traînait. »
Les sympathiques habitants de Nuremberg autour d’eux se transformèrent : ils brocardaient et insultaient la femme. Les hommes à ses côtés la soulevèrent brutalement de toute sa hauteur, révélant une pancarte pendue à son cou. Des rires gras s’élevèrent de partout. Martha, Bill et Reynolds demandèrent dans un allemand hésitant aux spectateurs ce qui se passait et apprirent par bribes que la jeune fille fréquentait un Juif. D’après ce que Martha réussit à déchiffrer, la pancarte disait : « JE ME SUIS DONNÉE À UN JUIF . »
Comme les SA poursuivaient leur chemin, la foule déferla des trottoirs sur la chaussée et les suivit. Un bus à impériale se trouva coincé dans la cohue. Son chauffeur leva les mains en signe de reddition. Les passagers sur l’impériale montrèrent la jeune fille du doigt en riant. Les SA de nouveau soulevèrent la mince silhouette – « leur joujou », comme le décrivit Reynolds – pour que les voyageurs puissent mieux la voir. « Puis quelqu’un eut l’idée de faire entrer la chose dans le vestibule de notre hôtel. » Reynolds apprit alors que « La chose » avait un nom : Anna Rath.
La fanfare resta dans la rue, où elle continua de jouer une musique bruyante, moqueuse. Les SA sortirent du hall de l’hôtel et tirèrent la femme vers un autre hôtel. La fanfare entonna le Horst Wessel Lied et brusquement, de toutes parts dans la rue, la foule se mit au garde-à-vous, bras droit tendu faisant le salut nazi, tous chantant à pleins poumons.
Quand la foule eut fini, la procession repartit. « Je voulais les suivre, raconte Martha,
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