Dans le jardin de la bête
mais mes deux compagnons étaient tellement écœurés qu’ils me tirèrent en arrière. » Elle aussi avait été secouée par la scène mais elle ne la laissa pas ternir sa vision générale du pays et de l’esprit de renouveau engendré par la révolution nazie. « Je tentais d’une façon maladroite de justifier l’action des nazis, de soutenir que nous ne devions pas les condamner sans connaître le fin mot de l’histoire. »
Ils se réfugièrent au bar de leur hôtel, Reynolds annonçant qu’il voulait se payer une bonne cuite. Il demanda au barman, discrètement, de lui expliquer ce qui s’était passé. Celui-ci lui raconta l’histoire à mi-voix : au mépris des avertissements nazis contre le mariage entre Juifs et Aryens, la jeune femme avait prévu d’épouser son fiancé juif. Cela était risqué n’importe où en Allemagne, mais à Nuremberg plus qu’ailleurs. « Vous avez entendu parler de Herr S., qui a sa maison ici ? » demanda le garçon.
Reynolds comprit. Le barman faisait allusion à Julius Streicher, que Reynolds décrivait comme « Le directeur du cirque antisémite d’Hitler ». Streicher, d’après Ian Kershaw, le biographe d’Hitler, était « une petite brute courte sur pattes, trapue, le crâne rasé 5 … totalement possédé par des images démoniaques de Juifs ». C’était le fondateur de Der Stürmer , le journal virulemment antisémite.
Reynolds comprit que Martha, Bill et lui venaient d’assister à un événement hautement significatif, au-delà de ses détails particuliers. Les correspondants étrangers en Allemagne avaient fait état de mauvais traitements à l’égard des Juifs mais, jusque-là, leurs comptes rendus s’étaient appuyés sur des enquêtes a posteriori d’après des récits de témoins. Ici, il s’agissait d’une brutalité antijuive qu’un correspondant avait vue de ses propres yeux. « Les nazis avaient sans cesse démenti les méfaits que signalaient tel ou tel article à l’étranger mais, ici, on avait du concret, précisait Reynolds. Aucun autre correspondant, affirmait-il, n’avait été personnellement témoin de méfaits. »
Son rédacteur en chef convint que c’était un reportage important mais il craignit que, si Reynolds tentait de le télégraphier, il ne soit intercepté par la censure nazie. Il dit à Reynolds de le lui faire parvenir par la poste et lui recommanda d’éviter toute allusion aux enfants Dodd afin d’éviter de causer des complications diplomatiques au nouvel ambassadeur.
Martha le supplia de ne pas publier cet article. « C’était un cas isolé, plaida-t-elle. Ce n’était pas vraiment important, cela allait faire mauvaise impression, ne révélait pas réellement ce qui se passait en Allemagne, éclipsait le travail constructif qu’on y avait entrepris. »
Martha, Bill et Reynolds roulèrent au sud vers l’Autriche, où ils passèrent une autre semaine avant de rentrer en Allemagne en longeant de nouveau le Rhin. Quand Reynolds rentra à son bureau, il trouva une convocation urgente émanant du chef de la presse étrangère, Ernst Hanfstaengl.
Celui-ci était hors de lui, ignorant encore que Martha et Bill avaient également été témoins de l’incident.
« Il n’y a pas un seul mot de vrai dans votre histoire ! fulmina-t-il. J’ai parlé à nos gens à Nuremberg et ils disent qu’il ne s’est rien passé de la sorte. »
Reynolds lui fit savoir tranquillement qu’il avait assisté à la parade en compagnie de deux témoins importants, qu’il avait passés sous silence dans son article mais dont la parole était irréfutable. Reynolds les nomma.
Hanfstaengl plongea dans son fauteuil et se prit la tête dans les mains. Il reprocha à Reynolds de ne pas lui en avoir parlé plus tôt. Reynolds l’invita à appeler les jeunes Dodd pour confirmer leur présence, mais Hanfstaengl écarta d’un geste cette suggestion.
Lors d’une conférence de presse, peu après, Goebbels, le ministre de la Propagande, n’attendit pas qu’un reporter aborde la question de la maltraitance des Juifs et préféra le faire lui-même. Il assura à la quarantaine de journalistes présents dans la salle que de tels incidents étaient rares, et l’œuvre d’« irresponsables ».
Norman Ebbutt, chef du bureau berlinois du Times de Londres, l’interrompit. « Mais, monsieur le ministre, vous avez sûrement dû entendre parler de la jeune Aryenne, Anna Rath, qu’on a
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