Dans le jardin de la bête
que c’était leur façon de lier connaissance. »
Comme la conversation traînait en longueur, ils consultaient des dictionnaires de poche. Boris connaissait un petit peu d’anglais, et parlait principalement en allemand. Martha ne parlait pas le russe et se débrouilla dans un mélange d’allemand et d’anglais.
En faisant beaucoup d’efforts, elle expliqua à Boris que ses parents étaient tous deux issus de vieilles familles terriennes du Sud, « chacune d’aussi bonne ascendance que l’autre, et presque de pure souche britannique : écossais-irlandais, anglais et gallois ».
Boris éclata de rire : « C’est si pur que ça ? »
Avec une note de fierté involontaire dans la voix, elle ajouta que les deux familles avaient autrefois possédé des esclaves : « Du côté de ma mère, une douzaine, et de mon père, cinq ou six. »
Boris se tut. Son visage exprima brusquement le chagrin : « Martha, dit-il, vous ne pouvez pas être fière que vos ancêtres aient possédé la vie d’autres êtres humains. »
Il lui prit les mains et la regarda dans les yeux. Jusqu’à cet instant, le fait que ses ancêtres aient possédé des esclaves avait paru simplement un élément intéressant de leur passé familial, qui témoignait de leurs profondes racines américaines. À présent, brusquement, elle voyait les choses avec un autre regard : c’était un chapitre douloureux et profondément regrettable.
« Ce n’était pas pour me vanter, lui assura-t-elle. J’imagine que c’est ce que vous avez dû penser. » Elle s’excusa et, immédiatement, s’en voulut. Elle était, concéda-t-il, « une combative ».
« Mais nous avons un long passé en Amérique, expliqua-t-elle. Nous ne sommes pas des nouveaux venus. »
Boris trouva hilarante sa ligne de défense et rit sans retenue.
Aussitôt après, il adopta un air et un ton qui lui apparurent « d’une extrême solennité ».
« Félicitations, ma noble, gracieuse petite Martha ! Moi aussi, je descends d’une vieille famille, encore plus ancienne que la vôtre. Je descends en droite ligne de l’homme de Neandertal. Et pur ? Oui, purement humain . »
Ils s’écroulèrent l’un contre l’autre, pris de fou rire.
Ils devinrent bons amis, même s’ils essayaient de conserver leur relation naissante aussi discrète que possible. Les États-Unis n’avaient pas encore reconnu l’Union soviétique (ils ne le feraient que le 16 novembre 1933). Que la fille de l’ambassadeur américain fraye avec le premier secrétaire de l’ambassade soviétique en poste aurait constitué une infraction au protocole pouvant exposer son père et Boris à des critiques de la part de leurs gouvernements respectifs, ainsi que de l’opinion publique. Les deux jeunes gens quittaient de bonne heure les réceptions diplomatiques, puis se retrouvaient pour un dîner en tête à tête dans de bons restaurants tels que chez Horcher, Pelzer, Habel et Kempinski. Pour réduire leurs frais, Boris fréquentait aussi les chefs de petits restaurants peu coûteux et leur expliquait comment préparer ses plats préférés. Après le dîner, il emmenait Martha danser au Ciro ou au club sur le toit de l’Eden Hotel, ou voir des spectacles de satire politique au Kabarett der Komiker.
Certains soirs, Martha et Boris rejoignaient les correspondants de presse réunis à la Taverne, où Boris était toujours le bienvenu. Les reporters l’aimaient bien. Edgar Mowrer, à présent exilé au Japon, trouvait que le caractère de Boris se démarquait agréablement des autres fonctionnaires de l’ambassade soviétique. Il disait ce qu’il pensait, sans adhérer docilement à la doctrine du Parti et « paraissait nullement intimidé 4 par la sorte de censure qui semblait brider les autres membres de l’ambassade ».
Comme les autres soupirants de Martha, Boris cherchait à fuir la présence des nazis en l’emmenant faire de longues promenades dans la campagne. Il conduisait une Ford décapotable, qu’il adorait. Agnes Knickerbocker se souvenait qu’il « enfilait ses gants de cuir fin avec beaucoup de cérémonie 5 avant de prendre le volant ». C’était « un communiste convaincu, écrivit-elle, mais il aimait les bonnes choses de la vie ».
Il gardait presque toujours la capote relevée, ne la rabattant que lors des soirées très froides. Tandis que ses relations avec Martha s’approfondissaient, il voulait toujours
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