Dans l'ombre des Lumières
Il se reprochait de sacrifier autant de temps à la peinture et si peu à la Nation. Après tout, à côté de la Révolution, l’art passait pour une distraction égoïste. Antoine savait bien, au fond de lui-même, qu’il n’en était rien, que sa vie se confondait avec la peinture, mais il avait besoin de se mortifier.
Il se rendit à Toulouse pour passer la pâque en compagnie de son père et y retrouver des amis d’enfance. Joseph Loisel avait accueilli favorablement l’annonce de son mariage, mais l’idée de se rendre en Vendée ne lui plaisait guère. Bien que son tempérament, doux et conciliant, fût à l’opposé de celui de Morlanges, il avait aussi peu d’assurance que ce dernier et la perspective d’être entouré de gentilshommes le tourmentait souverainement.
— Dois-je me faire un habit avec cette belle étoffe d’Italie ? demanda-t-il à son fils, l’air inquiet. Qu’en penses-tu Antoine ?
— Allez au plus simple, père. Avec cette noblesse-là il ne faut pas faire de cérémonie.
— Oui, mais, ce chapeau, cette redingote…
— Ne vous inquiétez pas, puisque je vous dis que ces gens vivent modestement… Tenez, savez-vous qu’ils prennent leurs repas avec leurs domestiques ?
— Leurs domestiques, dis-tu ? ! Tu veux me faire plaisir !
— C’est la vérité, à table, même le valet de ferme se serre la culotte contre les jupons de la marquise !
— Ah ! Ça ! Corbleu, si tous les nobles avaient mangé dans cette auge-là, nous n’aurions pas fait de révolution.
— Je n’en suis pas si sûr… enfin, soyez en paix mon père, personne ne se moquera de vous, et si quelqu’un s’y hasarde, il aura affaire à moi, tout chevalier, marquis ou duc qu’il soit.
— Ah ! Mignon, je te reconnais bien là… Parfait ! Je te crois, et j’arrête de me faire du mauvais sang.
En vérité, Joseph Loisel posa encore mille questions à Antoine sur les habitudes des Morlanges, leur conversation, le train de leur maison… Lorsqu’il fut rassuré sur ce chapitre, il devint subitement mélancolique. Il ne songeait plus au bonheur de son fils, mais à celui qu’il avait perdu, à son veuvage, à ce deuil interminable dont il accablait ses proches. S’il ne parlait jamais directement de sa souffrance, ses allusions et ses mines éplorées étaient capables de rabattre les joies les plus intenses. Il parlait, riait, et soudain, les larmes lui venaient aux yeux. Antoine éprouvait de la compassion pour son père qu’il avait souvent consolé, mais cette fois il en eut assez. Il lui en voulait de confisquer sa joie, de ne penser qu’à lui, à sa tristesse, à son passé, à cette femme morte qui ne serait jamais enterrée et dont le spectre hantait constamment sa vie. Le mariage d’Antoine devait passer en premier, c’était dans l’ordre des choses ; il fustigeait l’égoïsme de son père ; mais sa culpabilité revenait toujours à la charge, de manière violente, et le submergeait aussitôt.
Pour toutes ces raisons, il ne fut pas mécontent de rentrer à Paris. Les dernières semaines d’attente ne furent d’ailleurs pas aussi pénibles qu’il l’avait imaginé. Amélie était présente dans tout ce qu’il entreprenait. Elle aiguillonnait son ardeur au travail et attisait à distance sa curiosité. Il voulait exceller en toutes choses pour lui plaire… Il venait d’avoir vingt et un ans et la vie lui souriait. Pour la première fois, il ne ressentait pas l’absence comme une blessure ; c’était au contraire une forme d’apprentissage, un moyen agréable de découvrir ce qu’il partagerait bientôt avec elle. Tout prenait un sens et devenait une source de désir.
Quelques jours avant son départ, il reçut la visite de Virlojeux. Le gazetier ne se rendait que très rarement dans son district, ce qui intrigua Antoine. Il déposa ses pinceaux et s’essuya rapidement les mains pour l’accueillir. Virlojeux parlait tout en étudiant le désordre de la pièce ainsi que la grande toile sur laquelle travaillait le peintre.
— J’aimerais assister à votre mariage, dit-il après quelques instants, si du moins j’ai l’honneur d’y être invité.
Antoine balbutia de surprise.
— Invité ? Vous l’êtes, bien sûr, mais… Vos occupations, le journal, la politique… La route est longue jusqu’en Vendée…
— Allons, mon cher, c’est bien le moins que je puisse faire. Quelle valeur aurait notre amitié si je
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