Dans l'ombre des Lumières
refréner sa passion et considérer Amélie avec moins d’insistance.
Comme pour tempérer ce bouillonnement intérieur, il s’empressa de déballer les cadeaux qu’il avait apportés de Paris. La marquise reçut un collier de perles ; Amélie, une bague sertie de diamants, et son père, un sabre en acier de Solingen. Soucieux de ne pas étaler sa richesse, Antoine avait choisi une arme d’une élégante sobriété. Il savait que la somptuosité d’un présent est parfois une démonstration de puissance, un moyen vulgaire d’écraser celui à qui on le destine. La garde du sabre était donc en bronze torsadé, mais non mouluré, et la poignée en bois de hêtre, recouverte de chagrin filigrané. La lame, d’un très bon acier allemand, ne portait aucune ciselure si ce n’est les initiales du marquis qu’Antoine y avait fait poinçonner. Enfin, les bracelets et les anneaux de bélière étaient du même fer bruni que le reste du fourreau. Le gentilhomme examina la pièce avec soin. Il en évalua longuement le plat et le tranchant. Antoine observait avec satisfaction le regard d’enfant que portait le marquis sur son nouveau jouet. Lorsqu’il eut terminé, Morlanges se contenta de grommeler un vague remerciement. Puis il suspendit le sabre sur le manteau de la cheminée, près d’une vieille lame d’Espagne et du râtelier où il rangeait ses fusils.
Les jours suivants, le manoir s’imprégna d’une atmosphère festive. On y causa du mariage, des préparatifs de la cérémonie, des invités, des coutumes du pays. Jamais on n’y avait reçu autant de visiteurs depuis le temps lointain où un aïeul du marquis avait conspiré contre Richelieu. À chaque heure du jour, un noble, un prêtre, un paysan, venait présenter ses hommages aux futurs mariés.
L’un d’eux se présenta en grande pompe devant le portail, comme s’il avait confondu le manoir poitevin avec la ci-devant cour de Versailles. Ce visiteur n’était autre que Joseph Loisel qui arrivait de Toulouse, accompagné de Thierry, un cousin d’Antoine. Dès sa réception à Morlanges, le marchand se montra timide et malhabile, ce qui irrita visiblement le marquis. Ce dernier goûtait peu les manifestations de sensibilité dans lesquelles son esprit borné ne voyait que des marques de faiblesse. Il préférait qu’on le défiât pourvu qu’on le fît sans trop d’impudence. C’est sur cette ligne de crête très étroite qu’Antoine avait appris à marcher comme un funambule.
Le jeune homme fut donc catastrophé quand il vit que, loin de suivre ses conseils, son père s’était drapé en bourgeois gentilhomme. En matière de fantaisie, pourtant, le père ressemblait étrangement au fils, et Antoine – on s’en souvient – s’était rendu à Versailles coiffé de manière burlesque. Comme pour ajouter à cette maladresse, Joseph Loisel offrit aux Morlanges les plus belles étoffes de son commerce. Il déploya ses soieries avec un large sourire, parlant haut et fort comme à la foire ; alors, pour la première fois de sa vie, Antoine eut honte de son père. Ce sentiment terrible le fit rougir et, après quelques instants, il eut honte de lui-même. Joseph Loisel s’exprimait avec tant de chaleur et semblait si passionné par son métier qu’Antoine le trouva soudain attendrissant. Ainsi passait-il d’un extrême à l’autre et cet élan d’amour débordant était-il à l’échelle de la honte qu’il venait d’éprouver. Tout son mépris se retourna dès lors contre le marquis qui ne feignait même pas d’écouter son nouvel hôte.
Une fois ses explications terminées, Joseph Loisel s’approcha d’Amélie, les bras chargés de brocarts.
— Je vous prie d’accepter ces modestes cadeaux, ma fille, fit-il la voix chevrotante et les yeux humides, les mots me manquent pour vous dire le bonheur que j’ai de vous accueillir dans notre famille.
Devant cette expression de tendresse paternelle à laquelle elle était si peu habituée, Amélie ne put s’empêcher de pleurer à son tour. Elle faisait pourtant l’impossible pour se contenir devant le marquis. La scène bouleversa Antoine. Comment avait-il pu mépriser son père afin de ménager ce tyran domestique, ce misérable nobliet de Morlanges ?
Mme d’Anville arriva fort à propos pour apaiser son irritation. Elle embrassa Amélie comme l’eût fait une mère. Depuis qu’elles s’étaient rencontrées à l’hôtel de Nogaret, les deux femmes avaient noué une
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