Dans l'ombre des Lumières
ferait sa demande et, en cas de refus, il s’enfuirait à l’étranger avec Amélie. Il fallait avoir leur âge et être dévoré de passion pour concevoir un tel projet.
Le lendemain, le Toulousain estima que le moment était venu d’aborder le vieux croque-mitaine. Étant donné le caractère du personnage, il jugea préférable de lui parler sans témoins. Il pensait que son manque d’assurance expliquait en partie sa brusquerie. Il fallait donc le ménager. Fidèle à ses habitudes, le gentilhomme était parti battre la campagne. Vers midi, Antoine, qui guettait son retour, le vit approcher de la grille d’entrée. Il se précipita à sa rencontre. Ses membres frissonnaient et son cœur battait la chamade.
— Monsieur, dit-il sans laisser à son interlocuteur le temps de réagir. J’aimerais s’il vous plaît vous entretenir quelques instants. Vous connaissez l’objet de ma visite. Vous auriez sans doute préféré un autre parti pour votre fille. Mais sachez que je l’aime passionnément et que je ferai tout pour assurer son bonheur.
Le marquis resta silencieux. Antoine crut l’avoir ébranlé, mais le gentilhomme se reprit.
— Je suis désolé, je ne puis encore me prononcer sur ce mariage. Vous n’êtes pas en cause. Mais il y a des traditions que la Révolution elle-même ne saurait facilement changer.
— Je vous assure que…
— N’insistez pas, ma décision n’est pas prise. Je dois encore réfléchir.
Il tourna les talons et l’abandonna devant le portail. Amélie suivait la scène depuis sa fenêtre, mais elle était trop éloignée pour deviner ce qui se passait. Antoine regarda dans sa direction, puis baissa la tête, l’air effondré. Elle comprit.
Les deux derniers jours furent un calvaire. Au cours des repas, Amélie et Antoine affichaient une mine sinistre. Quant au maître des lieux, il s’entretenait avec ses voisins de table comme si de rien n’était.
Puis vint l’heure du départ. Le peintre monta dans sa chambre sous prétexte de vérifier ses valises. Amélie et lui étaient convenus de se retrouver discrètement pour préparer leur évasion. Antoine entendit frapper à la porte. Il découvrit avec surprise que le marquis se tenait, solennel, face à lui.
— J’accepte que vous épousiez ma fille, dit ce dernier avec précipitation.
Son regard était fuyant. Il toussota.
— … mais à la seule condition que vous vous mariiez ici, à Morlanges.
Antoine resta muet.
— Une dernière chose encore, je souhaite que la cérémonie ne soit pas célébrée avant le mois de juin…
Il posa un instant ses yeux gris-bleu sur le peintre, comme pour le jauger. Le jeune homme bredouilla quelques mots de remerciement et l’officier s’en alla.
Antoine était si heureux qu’il ne chercha même pas à s’expliquer un tel revirement. Les informations défilaient en désordre ; le mariage ne se ferait pas à Toulouse et il lui faudrait affronter la déception de son père ; surtout, il ne verrait pas Amélie pendant six mois… Mais, comparé au sentiment de plénitude qu’il éprouvait, tout le reste lui parut dérisoire.
Il courut retrouver la jeune fille pour lui annoncer l’incroyable nouvelle. Le choc la fit pleurer.
— Ne vous avais-je pas dit que votre père n’était pas indifférent à notre sort ?
Il la considéra avec la gaieté d’un enfant qui vient de gagner un pari. Le visage d’Amélie se ferma.
— Ne soyez pas naïf, Antoine ! Vous voyez bien qu’il a tout calculé…
— Mais ses hésitations ?
— Vous ne comprenez donc pas, il nous a fait attendre pour le seul plaisir de nous torturer. Je suis sûre qu’il avait pris son parti dès votre arrivée à Morlanges.
Antoine songea à l’épisode de la chasse au renard. Un homme qui avait manifesté tant de cruauté envers sa propre fille était sans doute capable de tout.
— Mais alors pourquoi accepte-t-il notre union ?
— Que croyez-vous ? Pour se débarrasser de moi à peu de frais. Vous êtes riche, il sait qu’il n’aura pas un sou de dot à verser.
— Je croyais que l’argent ne l’intéressait pas.
— Eh bien vous vous trompiez… Mais ne parlons plus de lui, je vous en conjure, l’important est que nous puissions vivre ensemble.
La lueur de détermination qui brillait dans le regard d’Amélie la rendit plus belle encore. Antoine lui sourit. Ses yeux brûlaient de désir. Il lui prit les mains. Ils restèrent un long moment à se regarder,
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