Dans l'ombre des Lumières
à échanger des promesses, à se donner du courage pour supporter l’absence. Mais l’heure du départ avait sonné et Loubette ne cessait de les presser.
— Une voiture attend Monsieur dans la cour et le cocher s’impatiente, Mademoiselle.
Amélie ne répondit pas. Elle plongea son regard dans celui d’Antoine.
— Partez, mon ami, dit-elle enfin, et aimez-moi autant que je vous aime.
1 - « Barbe-Bleue, c’était un méchant roi qui avait eu six femmes et qui en était à la septième… »
V
De retour à Paris, Antoine consacra l’essentiel de son temps à la peinture. Dans sa chambre de la rue Mauconseil, transformée pour l’occasion en atelier, régnait un désordre sans nom. Le plancher était criblé de taches multicolores, jonché de cruches, de fioles d’huile de lin, de coupelles remplies de pigments et de gouaches, de mortiers à broyer les couleurs, de sanguines inachevées, de bouts de chandelles… Près du lit chambardé, en face de la fenêtre qui donnait sur la rue, une grande toile reposait sur son chevalet. Elle représentait les gueux réunis pour un banquet comme les apôtres lors de la Cène.
Antoine vivait reclus. Il ne sortait que pour prendre son service à la garde nationale, s’entretenir au Louvre avec Desprez ou se rendre aux Tuileries, quand Virlojeux lui commandait un dessin. Toutes ces courses en ville mangeaient son temps et l’exaspéraient au plus haut point ; il devait interrompre sa concentration, s’arracher à la quiétude claustrale de sa chambre, puis retrouver la crasse des rues, le brouhaha enfumé des clubs ou la cohue de l’Assemblée nationale. Mais il ne pouvait rien refuser à Gaspard. N’avait-il pas rencontré Amélie par son entremise ? N’était-ce pas grâce à lui que Gabrielle avait renoncé à ses intrigues ? Sous l’influence de son mentor, Mme de Nogaret avait en effet ravalé sa haine, s’abaissant jusqu’à s’excuser auprès d’Antoine. Elle lui avait adressé à cette fin une lettre hypocrite dans laquelle elle lui souhaitait tout le bonheur du monde. Elle affirmait s’être lourdement trompée sur son compte, abordant même sans rougir le cas de Juliette Marquet, la prostituée qu’elle avait jetée dans ses bras ; elle présentait la chose de telle sorte que, tout en reconnaissant à demi-mot sa faute, elle lui attribuait une motivation altruiste. Elle n’avait agi, disait-elle, que pour protéger sa nièce. N’ayant jamais eu d’enfant, elle nourrissait une crainte irraisonnée pour l’avenir d’Amélie qu’elle considérait comme sa fille ; la peur de la voir séduite par un suborneur l’avait égarée, et il fallait lui pardonner ce mouvement irrépressible. Tout au plus pouvait-on lui reprocher son manque de discernement ; mais, depuis lors, elle avait ouvert les yeux, s’était repentie et, grâce à Virlojeux, avait reconnu les grandes qualités d’Antoine.
Le Toulousain n’était pas dupe de tous ces propos mielleux. Certes, il ignorait que certaines femmes ont le génie de travestir leur perversion en instinct maternel ; mais un revirement aussi spectaculaire lui paraissait suspect et il se souvenait parfaitement des insultes dont la veuve l’avait abreuvé ; il se réjouissait pourtant, car la résipiscence de Gabrielle, qu’elle fût libre ou forcée, constituait pour lui un gage de tranquillité. Surtout, l’incroyable ascendant que Virlojeux possédait sur cette femme le stupéfiait. Un tel abaissement ne se rencontrait d’ordinaire qu’aux pieds des autels. Mme de Nogaret semblait en effet possédée, comme on peut l’être par le démon ou par l’Esprit saint. Quel pouvoir extraordinaire détenait Virlojeux pour imposer une telle contrition ? Comment une personne aussi fière, aussi susceptible que Gabrielle, pouvait-elle s’humilier à ce point devant un freluquet de vingt ans ? Car Antoine en était conscient, ni l’attitude volontaire d’Amélie ni sa propre persévérance n’expliquaient un tel revirement.
À plus d’un titre, il se considérait donc comme l’obligé de Virlojeux ; les sommes importantes qu’il lui avait confiées lui paraissaient même insignifiantes comparées à ce que cet homme providentiel lui avait apporté. Et puis, soutenir Gaspard, c’était soutenir la Révolution. S’il n’avait tenu qu’à lui, Antoine eût puisé davantage dans la fortune de son père. Il se sentait toujours coupable et pensait qu’il n’en faisait jamais assez.
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