Dans l'ombre des Lumières
soldat.
Le Toulousain, qui n’avait pas oublié les consignes d’Amélie, ne répondit rien.
— Ma fille m’a aussi confié que vous étiez d’origine calviniste, poursuivit la marquise.
Amélie fusilla sa mère du regard ; Antoine la considéra en revanche avec curiosité. Cette femme était-elle vicieuse ou seulement stupide ?
— Oui, Madame la marquise, répondit le peintre. Les miens ont été convertis par une escouade de dragons, il y a plus d’un siècle.
Si elle avait voulu opposer Antoine au père Leretz, Madeleine de Morlanges se trompait. À quelques réserves près, le curé accueillait favorablement les idées de la Révolution. Peu enclin aux controverses, il était en outre d’un naturel débonnaire. En vérité, Mme de Morlanges n’avait rien calculé. Ses précédentes sorties n’étaient pas même dirigées contre Antoine. Mais le fait que des religions pussent coexister lui était inconcevable.
Le père Leretz se tourna vers le marquis.
— N’avez-vous pas, vous-même, quelques ancêtres calvinistes ? lui demanda-t-il sur un ton œcuménique.
— C’est exact, répondit Morlanges. L’un d’eux a défendu Les Herbiers contre les troupes de la Ligue. Il a chevauché avec Sully, Biron, La Trémouille, Bellegarde et, bien sûr, le premier d’entre eux, Navarre.
Le marquis avait dit cela en se redressant du col, avec une fierté qu’Antoine jugea toute gasconne. Le Toulousain évita pourtant d’évoquer la vénération qu’il vouait au Béarnais ; la conversation pouvait facilement se cristalliser sur les guerres de religion et donner lieu à quelque fâcheuse dispute. La présence du curé et l’ignorance dans laquelle il se trouvait des principes politiques de ses hôtes, l’engagèrent à la prudence.
— J’ai entendu dire que les catholiques des Cévennes s’inquiétaient du pouvoir donné aux protestants et des menaces qui pèsent sur l’Église, insista Madeleine de Morlanges.
— J’espère pourtant que nous saurons vivre en bonne intelligence, répondit le père Leretz. Les protestants, et même les juifs, ont obtenu la liberté de culte. C’est bien. Mais il y a une chose sur laquelle nous resterons intraitables. La religion catholique, apostolique et romaine, doit demeurer la seule religion de l’État.
— Cela va sans dire.
Soulagée par la conclusion du prêtre, la marquise se tut. Amélie en profita pour aborder un sujet moins sulfureux.
— Dites-moi, Monsieur le curé, les députés du Poitou se sont-ils enfin déterminés sur le nom que portera notre département ?
— Pas encore, Mademoiselle. On parle de l’appeler Occidental du Poitou , ce qui est assez ridicule, ou département des Deux-Lays … On évoque aussi le nom d’une autre rivière, la Vendée .
— La Vendée ? C’est un bien joli nom. Qu’en pensez-vous, père ?
— Ma foi, qu’on l’appelle Vendée ou mont des Alouettes, peu m’importe, seule compte la politique qu’on y mènera.
Le marquis réalisa sans doute l’âpreté de sa réponse, car il s’adoucit progressivement et commença même à interroger Antoine sur son métier. De sorte qu’à l’issue du repas, le Toulousain avait repris confiance. Pendant quelques minutes, il eut l’impression d’exister. À vrai dire, l’attitude du gentilhomme, toujours bougonne, ne lui offrait aucune raison d’espérer, mais Antoine était sûr d’avoir partagé un moment de complicité avec lui. N’étaient-ils pas fiers, tous les deux, de leurs ancêtres calvinistes ? Certes, Morlanges avait persiflé sur la garde nationale, mais il ne fallait tout de même pas s’attendre à ce qu’un ours aussi mal léché se comportât subitement en homme du monde.
Les jours suivants vinrent malheureusement détromper ses attentes. Le marquis faisait tout pour fuir sa compagnie. Tantôt, c’était l’un de ses cousins qu’il devait visiter du côté de Bressuire, tantôt il avait une affaire « urgente » à régler près de Montaigu, d’autres fois encore, un mariage ou un baptême paysan réclamait sa présence dans le plat pays… Chaque soir, un nouvel invité lui servait de paravent et il répondait toujours de manière évasive aux questions du peintre. Depuis l’arrivée d’Antoine, le mot de mariage n’avait même pas été prononcé.
Le jour du départ approchait. Les deux jeunes gens savaient qu’ils seraient bientôt définitivement séparés. Ils décidèrent donc d’agir. Antoine
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