Dans l'ombre des Lumières
son gilet et sa culotte de casimir ventre-de-biche. Il tenait sa canne dans une main, son feutre dans l’autre. Ils se regardèrent avec émotion. Voyant qu’Amélie rougissait, il lui sourit afin de lui donner un peu de courage. Elle descendit alors avec prudence comme si elle marchait sur des œufs.
Après avoir admiré ou critiqué la corbeille, les invités montèrent en voiture puis se fondirent dans les chemins du Bocage. Ils s’arrêtèrent à une portée de fusil des Herbiers où les attendait une foule de paysans et de bourgeois venus de toute la région pour acclamer les futurs mariés ; il y avait là des Maraîchins, des Plainauds et des Bocains ; certains avaient quitté Nantes et le pays de Retz, d’autres les Mauges ou la Gâtine… Antoine fut touché par l’accueil que lui réservaient tous ces inconnus. Il descendit de voiture. La troupe se forma en cortège et commença à s’ébranler. Les rustres, qui avaient revêtu leurs plus beaux atours, étaient splendides. Une lumière vive accentuait l’éclat des foulards rouges et des ceintures multicolores, faisait scintiller les boutons dorés des vestes, les rayures des jupons et des culottes, la blancheur des bonnets, des casaquins et des guêtres. Cette masse chamarrée se dirigea gaiement vers Saint-Pierre-des-Herbiers au son du flageolet et de la vèze. Amélie y pénétra en premier avec son père ; près d’elle, trois de ses cousines, les cheveux enguirlandés de roses blanches, lui servaient de demoiselles d’honneur. Le spectacle de ce vieux gentilhomme à la démarche roide, flanqué d’une fille qu’il n’avait jamais aimée, avait quelque chose de tragique. Amélie semblait flanquée d’un fantôme et donnait l’impression de se rendre seule à la grand-messe. Vêtu d’un habit sombre, l’épée au flanc, l’habit ceint de la croix de Saint-Louis, Morlanges avait dans les yeux une expression funèbre. Il était triste de voir Amélie tenter de se contenir et sourire timidement à cet homme qui la dédaignait. Elle parvint toutefois à balayer sa peine en songeant à Antoine.
Le peintre s’approcha à son tour du portail flamboyant de l’église. Il était accompagné de son père, de son cousin et de Jean Laheu dont il croisa le regard avant d’entrer. À sa grande surprise, il n’y décela aucune hostilité mais une sorte de complicité empreinte de gravité, comme si Laheu lui disait : « Aime-la sincèrement, elle en vaut la peine. »
Ils entrèrent.
Les autels étaient couverts de toiles de lin, brodées à jours, et de fleurs dont le parfum embaumait le sanctuaire. Des drapeaux, rehaussés de rubans aux couleurs chatoyantes, étaient suspendus aux voûtes en ogives. Les colonnes de granit de style gothique, gris-de-lin et rainurées de chaux blanche, achevaient d’égayer l’atmosphère. Tout cet apprêt compensait en quelque sorte le peu de lumière que laissait filtrer l’étroitesse des vitraux.
Antoine rejoignit Amélie au pied de l’autel. Ils étaient si émus qu’ils entendirent à peine ce que disait le curé de sa voix nasillarde. Le parfum des bougies et de l’encens, la voix du prêtre qui bourdonnait, les mélopées solennelles de l’assistance, tout participait à enivrer les jeunes amants. Ils entonnèrent la première strophe du Veni Creator agenouillés sur leur prie-Dieu. Puis ce furent les promesses qu’ils échangèrent en se regardant timidement. Le curé leur demanda de se donner la main droite avant de bénir leur consentement et leurs anneaux.
— Ego conjugo vos in matrimonium. In nomine patris et filii et spiritus sancti, amen.
Dès que la bénédiction fut prononcée, ils éprouvèrent une profonde sensation de liberté. Le prêtre retira la chape, revêtit la chasuble et alla au pied de l’autel faire quelque messe basse. Antoine se retourna, aperçut les visages émus de son père et d’Éléonore ; il se sentit immédiatement porté par leur affection. Il laissa errer son regard sur l’assistance avant que le prêtre ne récitât le Pater Noster . Derrière les bancs où les membres de la noblesse étaient alignés, il surprit soudain l’œil perçant de Virlojeux. Celui-ci était empli d’une expression indéfinissable. Au feu de la liesse se mêlaient de la dureté et une sorte d’assurance terrible, comme si cette lueur incarnait la fatalité. Antoine était trop étourdi, trop heureux, pour s’y attarder. Et s’il avait eu le loisir de le faire, il ne
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