Dans l'ombre des Lumières
l’eût sans doute pas comprise.
Or, à peu près au même moment, le respect de la liturgie introduisit une curieuse coïncidence. À peine Antoine venait-il de croiser le regard de Virlojeux, qu’une dizaine de jeunes choristes entonnèrent un chant funèbre, le Libera . Aussitôt, les membres de l’assistance se mirent à genoux et, abîmés dans un profond recueillement, se souvinrent de leurs morts. C’est ainsi que l’Église perpétuait la mémoire des défunts et maintenait le lien entre les générations. Antoine pensa à sa mère qu’il avait perdue à l’âge de huit ans et qui lui apparaissait souvent comme un ange évanescent. Mais son émotion ne fut pas seulement teintée de tristesse, car il était heureux de pouvoir associer l’être disparu au bonheur qu’il venait de sceller.
L’office terminé, les cloches sonnèrent à pleine volée. Antoine prit la main d’Amélie pour la conduire hors de l’église. Réunis sur le seuil, les invités échangèrent alors le baiser des premiers chrétiens. Entre Amélie et ses parents, ce ne fut à vrai dire qu’une froide et brève accolade. Mais la jeune fille fut rapidement rassérénée par les marques de tendresse que lui témoignèrent les Laheu.
Après ses épanchements, ils reprirent la route jusqu’à La Boissière. Cette ferme isolée, propriété du marquis, devait leur servir de maison conjugale, le temps de leur séjour en Vendée. C’est là que se dérouleraient le repas et les festivités de la noce. La tradition exigeait que la jeune mariée s’y rendît en droiture, sans faire le moindre écart, ni emprunter de chemin de traverse ; cette obligation, on l’aura compris, symbolisait la conduite vertueuse qu’elle aurait à tenir pendant l’hymen. S’il y avait de mauvais chemins, on lui apportait une mule ou un bidet ; les paysans la juchaient sur leurs épaules, faisaient venir une charrette, une litière, une brouette – que sais-je encore ? – mais, sous aucun prétexte, il ne fallait enfreindre la règle, sous peine de susciter quelque mauvais présage. Loin de se moquer de cette superstition rustique, Amélie et Antoine s’y prêtèrent de bonne grâce. Tous les jeunes gens, aussi bien les nobles que les paysans, riaient et acclamaient la mariée en la conduisant dans les sentiers du Bocage. Les uns tombaient dans la boue, les autres poussaient par le cul la voiture, l’âne ou le fardier, et le cortège prenait l’allure d’une farandole.
Au détour d’un sentier, Amélie et Antoine aperçurent les tuiles rouges de La Boissière. Quelques fermiers vinrent à leur rencontre pour leur offrir une moche de beurre frais, du pain et du vin ; affamés par la longue course qu’ils venaient d’effectuer à travers la campagne, les jeunes gens dévorèrent le tout en un clin d’œil. On fit un grand feu de joie que les paysans saluèrent d’une salve de mousqueterie ; puis, un villageois, perché sur un tertre, ouvrit le bal champêtre en jouant de la vèze. Accompagnés de plusieurs dizaines de noceurs, les mariés dansèrent alors la courante, la ronde et le pichefrit, qui était une sorte de danse guerrière.
Vers deux heures de l’après-midi enfin, tout le monde s’installa autour des grandes tables de chêne qu’on avait dressées sur la pelouse et qui regorgeaient de victuailles. Seul Antoine, en tant que marié, devait rester debout, une grande serviette nouée autour du cou, pour servir sa femme et tous les autres convives. Pendant qu’il officiait, l’un des oncles d’Amélie, le chevalier de Boissieu, un homme à la mine enjouée et florissante, chanta quelques vieilles chansons chemineresses.
Les mariés se quittaient rarement des yeux, mais, vers le milieu du repas, l’attention d’Antoine fut attirée par une scène piquante. Depuis un moment déjà, Virlojeux ne cessait d’entretenir Morlanges et celui-ci semblait transfiguré par la conversation. Il s’animait, buvait, souriait. Son nez devenait rubicond, ses yeux pétillaient, ses joues se coloraient, comme si un sang neuf avait subitement irrigué l’ensemble de sa méchante carcasse. Tel un magicien ou quelque démiurge mondain, Virlojeux était parvenu à modeler une expression humaine sur cette glaise. Curieux de savoir ce qui pouvait susciter un tel allant, le peintre dressa l’oreille, puis s’approcha discrètement du bavard. Il découvrit que, pour la première fois de sa vie, le marquis évoquait librement ses campagnes.
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