Dans l'ombre des Lumières
mauvais bergers ; j’ai assisté aux querelles de pouvoir les plus viles, aux combinaisons les plus sordides, à la corruption, à l’esprit de revanche, au viol des consciences. J’ai entendu des hommes dénoncer leurs meilleurs amis et d’autres changer dix fois de physionomie. J’ai vu des nobles se donner des airs de gadouard, des bourgeois se prostituer jusqu’à renier leur nom, leur famille, leur passé. Et tout cela pour mendier quelques suffrages ou plaire au plus grand nombre. La politique est un cloaque d’où l’on a envie de retirer le nez.
— Le peuple avait-il tort de marcher ? On ne lui trouve que des défauts. Et pourtant, il demande seulement justice ; l’égalité, dont nous avons décoré nos façades, reste pour lui un vain mot.
— Je le sais. Je me suis battu pour qu’il y eût davantage d’égalité, pour que le peuple reçût l’instruction qui lui était nécessaire, pour que les hommes devinssent égaux, quels que fussent leur religion, leur état ou leur couleur. J’ai cru en tout cela, Antoine, et j’y crois encore. Mais je vois tant d’hommes bafoués, jetés en prison, dénoncés à la haine publique, comme on jette un os à un chien enragé. J’ai même connu certains de ceux qui furent accrochés à la lanterne. M. de Launay n’était pas le scélérat qu’on a fait de lui. Et aujourd’hui, mes meilleurs amis sont considérés comme des traîtres. J’eusse aimé que tous ces folliculaires dégoisant le fiel – les Gorsas, les Carra, les Fréron, les Marat – eussent fait le centième de ce que M. de La Rochefoucauld a réalisé pour les pauvres. Mais aujourd’hui, le bruit compte davantage que l’action et il suffit de se tresser soi-même des lauriers pour avoir l’honneur de les porter. Que dire encore de ce terme ridicule d’aristocrate dont on affuble ceux qui ne hurlent pas avec le plus démagogue des vauriens.
— Faut-il donc choisir entre l’ordre et la justice ? Pour ma part, je m’y refuse.
— J’ai refusé comme vous de le faire, parce que sans ordre il ne peut y avoir de justice et que sans justice l’ordre ne sera jamais que la tranquillité des cadavres… Mais aujourd’hui, tout va encore se décider par les armes ; on dresse le peuple contre le roi, on l’insulte, on le traîne dans la boue de la manière la plus abjecte. Louis XVI n’a pas mérité cela. Tous ces sots qui l’accablent ne mesurent pas un instant le ridicule de leur vanité. Voyez comme Mme Roland, qui est pourtant une femme d’esprit, a osé menacer Sa Majesté dans une lettre impudente. On s’adresse désormais au roi comme au dernier de ses laquais. Il est surveillé, poursuivi par les quolibets jusque dans ses appartements. Voyez comme il a été humilié, l’année dernière, lorsqu’il a voulu faire ses Pâques à Saint-Cloud.
— Avec un prêtre réfractaire.
— Oui, un prêtre réfractaire. Que faites-vous donc de la liberté de conscience ?
— Ces prêtres-là veulent détruire la Révolution ; ils complotent dans les campagnes ; ils allument l’incendie de la révolte. Quant au roi, son indécision, sa faiblesse et sa duplicité nous ont conduits là où nous sommes aujourd’hui.
Neuville soupira doucement, comme un homme dépassé par l’ampleur de l’explication qu’il doit donner, parce qu’il sait qu’il n’en aura ni le courage ni le temps.
— Vous êtes jeune, mon ami, et il y a bien des choses que vous ignorez. Croyez-moi, je connais les défauts du roi. Il n’avait pas quinze ans la première fois que je lui fus présenté. Je sais qu’il est faible et que la couronne est trop lourde pour sa tête, mais si vous le connaissiez comme moi, si vous l’aviez observé, vous sauriez qu’il est d’une grande humanité, qu’il n’y a rien qu’il redoute davantage que de faire couler le sang du peuple, qu’il a longtemps refusé de quitter le royaume et que c’est sans doute aussi pour cette raison que sa fuite a échoué. Vous le dites faible, indécis, et vous avez raison. Comme bien des hommes faibles, ses défauts sont le revers de ses qualités. Sa répugnance à provoquer une guerre civile a conduit au résultat inverse de celui qu’il recherchait. C’est un père qui aime sincèrement ses enfants, mais ignore la manière de les élever. Et il n’a jamais compris la Révolution.
Antoine était touché par l’explication de Neuville, même si son opinion sur le roi n’en fut que très peu
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