Dans l'ombre des Lumières
C’était moins la confession d’Amélie sur Gaspard, que sa propre réaction, cette épouvante incompréhensible, cette sensation de frôler un mystère impénétrable. Non, décidément, Virlojeux n’avait rien à voir avec Robespierre. Il voulait pourtant s’en assurer. Était-ce le gazetier qui était en cause ? Était-ce lui-même qui divaguait ? Il devait le rencontrer. Il profiterait de l’occasion pour savoir ce qui se tramait à Paris et si sa femme courait le moindre danger.
III
Les portes de l’imprimerie étaient closes. Aucune trace de Virlojeux. Antoine interrogea des citoyens attroupés sur la terrasse des Feuillants, puis aux Jacobins et au Palais-Royal, mais personne ne put l’aider. La plupart étaient sincères ; quelques-uns avaient pourtant l’air de dissimuler un secret. Ils détaillaient le peintre comme on toise un mouchard de la police. En désespoir de cause, le jeune permissionnaire se rendit à l’hôtel de Neuville. Il savait que Virlojeux ne vivait plus depuis longtemps aux Champs-Élysées, mais il espérait y obtenir quelques renseignements. Sauf en cas d’urgence absolue, il refusait de s’adresser à Gabrielle.
Par chance, Neuville se trouvait ce jour-là dans son hôtel. L’endroit semblait pourtant désert. Il n’y avait plus ce remue-ménage de domestiques et de visiteurs qu’avait connu Antoine. Le ci-devant comte le reçut dans son cabinet particulier qui donnait sur la campagne. Il était manifestement heureux de revoir Antoine. Il avait le visage lumineux de ces hommes qu’une joie éphémère sort un instant d’un long deuil.
— Comment allez-vous ? J’ai su par Mme de Nogaret que vous vous étiez engagé dans les chasseurs d’Alsace.
— Oui, Monsieur le comte, je reviens tout juste du camp de Maulde.
Monsieur le comte ? Il était lui-même surpris d’employer ce terme. Depuis l’abolition de la noblesse, il n’utilisait plus des titres qui, suivant la formule consacrée, blessaient l’égalité. Mais, face à cet homme d’expérience, qu’habitait une sorte de noblesse naturelle, le mot lui était revenu de manière instinctive.
Neuville ne dit rien, bien qu’il comprît le léger trouble d’Antoine. Il n’était pas sensible à cette marque de déférence, mais à la simple reconnaissance de ce qu’avait été le passé.
— L’armée du Nord ? Vous y avez sans doute vécu des expériences troublantes.
— J’y ai vu de belles actions et d’autres dont je rougis encore.
— Je sais, répondit Neuville en baissant les yeux.
L’un et l’autre hésitaient à aborder le vif du sujet alors qu’ils brûlaient de se confier. Antoine fit le premier pas.
— La fuite, les massacres, m’ont fait honte, Monsieur… Et pourtant, je n’ai jamais perdu ma foi dans la patrie.
— Je vous comprends. Je connais bien l’armée pour y avoir servi pendant trente ans. Je sais ce qu’un soldat peut éprouver dans de telles circonstances. C’est justement parce qu’il a eu honte qu’il fera tout pour effacer les causes de son déshonneur. Avec l’inconscience, la honte est l’un des piliers de l’héroïsme.
— On dit qu’un complot autrichien a provoqué la déroute.
— Allons, vous ne croyez tout de même pas ces fariboles ! Vous le savez comme moi, les inculpations vomies par de prétendus patriotes, les appels au meurtre publiés par des libellistes incendiaires, ont provoqué en partie la panique de l’armée et transformé les soldats en bêtes furieuses. L’encre du pamphlétaire et l’imprécation de l’orateur animent presque toujours le bras de l’assassin. Mais c’est ce dernier que l’on décapite. Détruire l’argile plutôt que le souffle qui l’a mis en mouvement, voilà l’hypocrisie des hommes.
— Vous semblez si triste, Monsieur.
— Et comment ne le serais-je pas ? Je vois se ruiner sous mes yeux tout ce qui fut le combat de ma vie. J’ai cru en la fraternité et n’observe plus que haine et divisions. Chacun, aujourd’hui, se croit le maître. J’ai vu défiler le faubourg à la barre de l’Assemblée, la représentation nationale humiliée, frétillant comme une catin docile sous les menaces des porteurs de piques et des aboyeurs de taverne ; j’ai entendu les rumeurs les plus absurdes, les accusations les plus infamantes, les voix des honnêtes gens couvertes par les cris de la canaille, les crimes claironnés comme autant de vertus, et le troupeau bêler sur ordre de ses
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