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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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de peine, c’est d’avoir perdu les derniers élèves de la petite société fraternelle que j’avais créée. J’aimais apprendre à lire et à écrire aux artisans du quartier, leur expliquer les décrets de l’Assemblée ou répondre à leurs questions. J’aimais les voir s’appliquer à la lueur des chandelles, après leur longue journée de travail. Leur rage d’apprendre me donnait foi dans l’avenir. Et j’avais l’impression de servir moi-même à quelque chose. Mais, un jour, ils ne sont plus venus. La femme du menuisier – tu sais, Rose ? – elle change maintenant de trottoir chaque fois qu’elle me croise – l’idiote fait semblant de ne pas me voir. Il n’y a que ce vieux Ferrand qui est venu me remercier, un soir, à la sauvette. Il m’a pris les mains, les a serrées dans les siennes et m’a souri une dernière fois. J’ai tourné la tête, parce que je ne voulais pas pleurer devant lui…
    Antoine lui caressa les cheveux puis l’embrassa.
    — Rien de tout cela n’a été inutile…
    Il réfléchit quelques instants.
    — As-tu des nouvelles de Virlojeux ?
    — J’en ai eu par ma tante. Je crois qu’il est aujourd’hui assez proche de Robespierre.
    — Virlojeux ?
    — Oui, enfin, tu le connais, il le fait habilement et de telle manière qu’il donne l’impression de ne jamais être l’ennemi de personne. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a presque convaincue. Il a une telle force de persuasion ! Tout était logique, tout coulait de source, les complots, les injustices qu’il dénonçait. Cela m’a donné une sorte de vertige, comme si je sentais vaciller mes certitudes les mieux ancrées. Et je t’avoue qu’il m’en reste encore quelque chose. Il n’a pas la froideur de Robespierre, mais il a, lui aussi, cette pureté de conviction qui laisse sans réplique. Une sorte d’incorruptible charmeur. Si j’avais été seule, ou perdue comme ma tante, je crois que je l’aurais suivi.
    — Toi ? Tu vas finir pas me faire peur.
    Elle se mit à rire.
    — Mais non, voyons, j’ai mon héros à la maison et je ne désire rien d’autre au monde.
    Malgré les assurances que venait de lui donner Amélie, avec une gêne que le rire ne parvenait pas à masquer, Antoine ressentit une suée froide. Jusqu’alors, il n’avait éprouvé cette sensation que de manière diffuse ; mais cette fois, elle surgissait avec force. Cette puissance capable de tout manœuvrer, de tout subjuguer, ressemblait étrangement à la mort. Il chassa aussitôt cette impression, en se rappelant ce que Gaspard avait fait pour lui. Devait-il confondre le fanatisme avec la pureté des principes ? Virlojeux, qui avait sacrifié sa gloire, son temps, sa richesse pour le bien de la patrie, et qui continuait sans doute à le faire, était un être estimable… Mais il y avait une sensation sur laquelle il ne parvenait toujours pas à mettre des mots, comme si une partie de cette personnalité demeurerait à jamais indéchiffrable.
    — Et Pierre ? demanda-t-il, pour échapper à son trouble.
    Le visage d’Amélie se ferma.
    — Je ne le reconnais plus. Il ne jure que par Alexandre, le commandant du bataillon de Saint-Marcel. Cet homme est devenu son dieu.
    Antoine fut affecté par cette nouvelle. Mais les sentiments qu’il portait à l’adolescent, le souci qu’il avait de son avenir, l’emportèrent rapidement sur la jalousie.
    — Alexandre est un homme intègre. Il sera un bon modèle pour Pierre.
    — Peut-être… Mais beaucoup de choses ont changé depuis ton départ ; les haines sont plus vives, les oppositions plus tranchées. J’ai peur que Pierre ne se perde. La dernière fois que je l’ai croisé dans la rue, il m’a parlé avec hauteur, comme si je ne l’avais pas connu morveux, qu’il n’était plus mon petit fanfan , et que je ne lui avais jamais appris l’alphabet. C’est son âge, je le sais, mais la violence le domine comme s’il en était possédé. Dès qu’il en aura l’occasion, il se jettera dans une sale affaire. Je suis même sûre que, si la guerre civile éclate, il se trouvera aux premiers rangs des combattants.
    — Je vais lui parler.
    — Non ! Antoine ! Il y a déjà trois mois que je suis dévorée d’inquiétudes. Je ne veux pas passer ma vie à t’attendre en pleurant.
    — Je vais seulement lui parler…
    Antoine resta silencieux. Quelque chose l’intriguait dans la conversation qu’il venait d’avoir avec sa femme.

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