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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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peuple, tels deux mondes parallèles qui finiraient pourtant par se rejoindre. Ici, une estafette fendait la foule épaisse des besogneux et des mendiants. Là, un groupe de fonctionnaires municipaux, la mine soucieuse et grave, se dirigeait à grands pas vers l’Hôtel de Ville ou le quai des Orfèvres.
    Antoine marchait sans hâte. Il était bouleversé par les confessions du comte de Neuville. Il songea à la détresse dans laquelle Virlojeux avait laissé cet homme, au sacrifice qu’il allait faire de sa vie. Y avait-il une relation entre ces deux faits ? La mort était-elle pour lui une rémission, ou bien ne faisait-il qu’obéir aux valeurs d’honneur et de fidélité dont s’enorgueillissait sa caste ? Certains bourgeois tournaient en dérision l’orgueil nobiliaire, comme on se moque du travers même que l’on jalouse. D’autres, moins envieux, plus équilibrés dans leurs jugements, se contentaient d’affirmer que l’honneur et la bravoure n’étaient pas l’apanage du sang. C’était l’intime conviction d’Antoine. Mais, ce jour-là, il ne songeait pas à la naissance de Neuville, il se souvenait seulement de la gentillesse dont cet homme avait toujours fait preuve à son égard. Sa manière d’affronter la mort lui paraissait respectable. Et il n’avait aucune envie de rire d’une personne dont il venait sans doute de recueillir les dernières paroles ; leurs adieux avaient été brefs, une poignée de main, un échange pudique. Aurait-il un jour le même courage ?
    À mesure qu’il approchait du boulevard du Temple, son attention se fixa sur Virlojeux. Il se rendit au cabaret du Soleil d’Or , puis à la Chasse Royale , mais Gaspard ne s’y trouvait pas. Il prit enfin la direction du Cadran Bleu . Il connaissait bien l’endroit ; il y allait souvent dîner, le dimanche après-midi, avec sa femme. Là, au coin de la rue Charlot, sous l’enseigne de couleur outremer, il aimait se mêler à la foule joyeuse des noceurs ; on y dévorait quelques mets succulents au milieu des visages écarlates, de la fumée épaisse, des éclats de rire et du fumet des viandes. Le Cadran Bleu était l’un de ces lieux typiquement parisiens qui associaient la chaleur de la province à la truculence mondaine de la capitale. On y rencontrait un peuple gourmand d’agents de change et de négociants, de vaudevillistes et de comédiens. Dans le petit salon vert du second, quelque riche bourgeois régalait d’ordinaire une courtisane d’huîtres et de champagne, tandis que, dans le grand salon du premier, de jeunes mariés fêtaient leurs épousailles. On y écoutait Franchon, la vielleuse, chanter des couplets de Collé ou de Piron ; on y badinait avec Françoise, la petite écaillère, dont le teint de paysanne et la gouaille plébéienne égayaient les clients. C’était là, que chaque printemps, avant la Révolution, l’académicien Delille récitait ses poèmes en compagnie des beaux esprits du temps.
    Antoine entra. Après un tour d’horizon rapide, il aperçut un groupe d’hommes qui parlaient à voix basse et jetaient aux alentours des coups d’œil de conspirateurs. L’un d’eux lui parut familier. Il s’approcha. C’était Chauvet, le secrétaire de Virlojeux. Il avait la chevelure noire, nouée à l’arrière en queue-de-cheval avec des mèches rebelles qui lui graissaient le visage ; ses sourcils filandreux et son nez biscornu formaient une lettre T plutôt mal écrite. La mine était sévère et la bouche pincée, comme celle d’un malade pris de colique. L’habit n’avait pas de quoi rehausser cette triste figure. L’homme était fagoté comme un cocher : une grande redingote rapiécée, une chemise grisâtre, un pantalon beigeasse garni de méchantes bottes à revers.
    Près de lui, une sorte de luron sans généalogie : un visage carré, des cheveux blonds, une peau tannée de croquant et des yeux bleus rieurs presque insultants de bêtise.
    À l’opposé du bonhomme, qui était corpulent, un être malingre aux yeux enfoncés et au regard torve. Celui-là toisait le visiteur en gardant la tête un peu baissée comme si une main invisible la lui maintenait et qu’il essayait de regarder par-dessous le menton d’Antoine ; une telle position lui donnait l’air stupide et teigneux du roquet que l’on vient de gronder.
    Il restait un dernier homme, trapu, qui tournait le dos au peintre. Il était vêtu à la manière de ces avocats sans cause ou de ces écrivains

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