Dans l'ombre des Lumières
faméliques qui peuplent les cafés de Paris. La veste et la culotte semblaient propres, mais on voyait qu’elles avaient été trop souvent raccommodées. L’ensemble dégageait cet aspect terne que l’on reconnaît chez les individus que la dignité, ou la bonne fortune, maintient encore au seuil de l’indigence.
Quand il se retourna, Antoine fut à peine surpris de reconnaître son ami Gaspard. C’était comme s’il avait anticipé confusément la dernière de ses métamorphoses.
— Viens donc t’asseoir, dit Virlojeux.
Jusqu’alors, ils ne s’étaient jamais tutoyés ; le peintre fut un peu étonné de la liberté que prenait le gazetier.
— Je suis venu vous parler.
— À ça donc ! Tu me cherchais, moi qui croyais au hasard ! Mais, s’il te plaît, mon cher peintre, arrête de me vouvoyer, depuis le temps que nous nous connaissons, et puis cette tournure aristocratique blesse mes oreilles de patriote.
Antoine était moins stupéfait par le nouvel accoutrement de Virlojeux que par le bouleversement de son caractère. C’était comme si ce diable de caméléon avait été se frotter contre un ogre jovial, un Danton ou un Santerre.
Le gazetier se tourna vers ses camarades.
— Mes amis, je vous présente Antoine Loisel, un patriote de la première heure, qui a donné l’assaut à la Bastille et se bat aujourd’hui en Belgique pour faire mordre la poussière à tous ces jean-foutre d’émigrés.
Les deux hommes, qui encadraient Chauvet, parurent apprécier cette présentation civique, mais le secrétaire conserva l’expression de défiance qui lui était coutumière.
— Bon, poursuivit Gaspard, puisque tu connais déjà Chauvet, je te présente Pascal Blancion et Jules Pincedieu.
Blancion, c’était le blondin aux yeux rieurs, et Pincedieu le malingre au regard torve. Le premier, qui n’avait pas l’air d’un mauvais bougre, agita la tête en souriant.
— Et maintenant, vas-tu me dire ce que je peux faire pour toi ? reprit Virlojeux.
— C’est que, j’aurais aimé vous… te parler seul à seul.
— Ah ! Demande-moi la lune si tu veux, mais des secrets, je n’en ai pas pour mes amis. À moins qu’il ne s’agisse d’une affaire de femme…
Blancion éclata d’un rire vulgaire.
Antoine réfléchit aussi vite que possible. Il n’allait tout de même pas les interroger directement sur l’insurrection. Peut-être Gaspard n’y était-il d’ailleurs mêlé en rien. Il se détendit et décida de parler sans façons, comme il le faisait d’ordinaire avec les gens du peuple.
— Je m’inquiète pour la sûreté de ma femme ; je dois bientôt retourner à l’armée…
— Voilà ! s’écria soudain Virlojeux en tapant du poing sur la table. Tout est là ! C’est ce que nous redoutons tous. Les prêtres et les nobles n’attendent que le départ de nos soldats pour mettre à exécution leurs complots et nous enfoncer l’épée dans les reins.
— Ah ! Les jean-foutre, brailla Blancion, j’écorcherais bien comme des lapins tous ces menteurs en soutane !
— Leur heure viendra Blancion, leur heure viendra, rassura Gaspard en lui tapotant le bras.
C’est alors que Chauvet, qui n’avait pas cessé de fixer Antoine, comme s’il l’avait couché en joue, prit la parole.
— Tu reviens donc de l’armée ?
— Oui.
— Alors tu peux nous éclairer sur les complots des généraux.
— Ma foi…
— Comment ! reprit Gaspard, ne me dis pas que toi, qui as été aux premières loges, tu n’as rien vu.
— Je n’ai pas entendu parler de ce complot-là…
Chauvet sursauta comme un procureur qui prend l’accusé en défaut avec un raffinement de cruauté et de jouissance dans le regard.
— Comment, quel complot ? Tu te moques, citoyen, ou tu fais l’ingénu. Que crois-tu donc ? Pour quelle raison, à ton avis, ce traître de Luckner n’a pas fondu sur Bruxelles avec son armée quand il en avait l’occasion ? Parce qu’il est en cheville avec ce foutriquet de Mottié 1 .
Les lèvres d’Antoine commençaient à frémir de rage.
— Eh bien, je te fais confiance, puisque tu es si savant en matière de complot.
Il aurait dû se retenir, mais son sang de Gascon n’avait fait qu’un tour. Au lieu de baisser la tête, il l’avait levé, affrontant crânement le regard inquisiteur de Chauvet.
Virlojeux pouvait tout arrêter d’un signe, mais on voyait que cette petite joute lui plaisait et qu’il voulait la faire durer
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